Nihon kuroshakai, La loi de la rue
Scénario de Ichiro Ryu
Avec Sho Aikawa, Michisuke Kashiwaya, Kazuki Kitamura, Dan Li, Ren
Osugi, Tomorowo Taguchi, Naoto Takenaka
Troisième épisode de la trilogie
des kuroshakai (triad society) après Rainy Dog
et Les Affranchis de Shinjuku, Ley Lines (titré
La Loi de la rue lors de son passage à l'Etrange Festival
en août 2000) s'y intègre autant qu'il s'en démarque.
Trois jeunes hommes issus de familles immigrées
au Japon décident de quitter leur campagne pour les néons de Tokyo.
Petites frappes à la violence facile - surtout en ce qui concerne
le "leader" du groupe - ils vont tenter de s'intégrer dans un monde
qui ne leur pardonnera aucun faux pas. A peine arrivés en ville,
ils se font berner par une prostituée qui les dépouille habilement
de leurs liquidités - une première rencontre incongrue qui sera
suivie par autant d'aléas, dans une logique de progression/chute
en forme de quête initiatique, à mi-chemin entre l'optimisme irréductible
et le suicide aveugle.
Le titre français de Nihon
kuroshakai (qui signifie littéralement: société mafieuse
japonaise), La Loi de la rue, rapproche par trop ce faux/vrai
film de jeunes gangsters de Mean Streets et autres contes
de délinquance urbaine - rapprochement justifié mais qui possède
un effet à double tranchant au sein de la série: d'une certaine
façon, il est vrai que ce titre confère au film un caractère de
conclusion - qu'il possède certainement (même si nous verrons
plus loin qu'il constitue une ouverture évidente sur l'univers de
Dead or Alive), mais il lui enlève sa place de pilier porteur
pour l'ensemble de l'œuvre "criminelle" de Miike. Car le titre Ley
Lines est sans aucun doute le plus significatif de tous les
films de Takashi Miike - place à une petite leçon d'ésotérisme…
L'expression, qui se traduit littéralement par "lignes temporaires",
est l'invention d'un archéologue/antiquaire anglais du nom de Alfred
Watkins (1855-1935): à l'occasion d'une étude cartographique
de la région de Blackwardine en Angleterre, il s'est rendu compte
que bon nombre de vestiges archéologiques (menhirs, dolmens,
églises,…) pouvaient être reliés par une ligne droite - ce qui
l'amena à développer la théorie d'une route d'échange jusqu'alors
insoupçonnée des historiens, dans son livre Early British Trackways
(1922). Par la suite, les adeptes du new-age se
sont approprié le terme, persuadés que ces alignements recelaient
de sources d'énergie, magnétique et/ou psychique.
Du coup, l'utilisation de ce titre en contrepoint
du Nihon kuroshakai confère à l'ensemble du parcours effectué
par Miike dans son exploration des différents milieux criminels
une logique qui, si elle n'est pas purement analytique, n'en demeure
pas moins tout à fait cohérente. Sur une échelle plus large, le
procédé de Miike, bien que sans doute inconscient, tient de la même
déconstruction/reconstruction que celle opérée par Dario Argento
dans Suspiria, Inferno ou encore Tenebrae:
le remplacement de la logique cartésienne par un langage visuel
et sonore qui n'existe que par et pour les protagonistes qui le
vivent et le transmettent, et qui se retrouve de film en film, en
tant que clé essentielle de leur compréhension.
A l'échelle des trois protagonistes
du film, leur route, bien que d'apparence sinueuse, dessine là
encore un enchaînement à la logique propre, dont les balises seraient
autant de rencontres inévitables, et leurs conséquences autant de
passerelles vers les confrontations suivantes. Ainsi, la prostituée,
Naoto Takenaka, le mafieux ridicule interprété par Sho Aikawa sont-ils
autant de points de passage sur une route qui doit mener le héros
du film jusqu'au but qu'il s'est fixé, et qu'il ne pourra lui-même
cerner véritablement que dans les derniers instants de l'histoire,
joyeusement désespérés - une fois l'alignement constaté.
Considéré à
l'échelle de la trilogie des kuroshakai, Ley Lines
représente l'élément liant, le point de vue qui réunit tous les
icônes récurrentes de l'univers Miike et termine de les rendre cohérents
et interdépendants. C'est pour cela que son rythme, sa "douceur"
relative, paraissent au premier abord le placer en retrait des deux
premiers opus, particulièrement violents: Ley Lines ressemble
à une visite guidée - admirablement filmée à l'épaule - d'un monde
à caractère universel qui possède pour seule forme
d'expression un langage cinématographique humain, sans frontière
de langue. Un accouchement sans douleur d'une forme aussi nouvelle
que maîtrisée et assumée.
Enfin, Ley Lines se
pose en tant que pilier subtil de l'œuvre de Miike: l'intégration
y est bien sûr une fois de plus abordée, mais les éléments que le
film livre sont bien plus nombreux encore. Bien qu'écrit par Ichiro
Ryu, auteur du scénario du premier Dead or Alive, c'est avec
le second opus de la série la plus déjantée du siècle qu'il partage
le plus de points communs, notamment dans son approche nostalgique
du moment de transition entre l'enfance et le statut d'icône criminelle.
En reliant une ligne droite entre tous ces films, on parvient à
déceler le début d'une logique, d'une "ley line" d'échange culturel
et humain qui se prolongera sans aucun doute dans bon nombre de
films d'un réalisateur décidément très loin au-dessus du lot. Moi,
je sais que je me laisserais encore longtemps porter le long de
cette route incroyable, et je vous conseille de faire de même!