Chugoku No Chôjin
Scénario de Masa Nakamura, d'après un roman de Makoto Shiina
Avec Renji Ishibashi, Mako, Masahiro Motoki, Li Li Wang, Michiko Kase,
Yûichi Minato, Tomohiko Okuda, Manzô Shinra
Takashi Miike a du cran. Non parce qu'il tourne
des films violents, cyniques et déjantés, mais parce qu'il prend,
de temps à autre, le risque de se mettre à dos les fans du cinéma
sus cité en sortant un ovni tel que The Bird People in China.
Difficile en effet de relier cette fable douce-amère à la trilogie
outrancière des Dead Or Alive ou à la folie de Audition.
Miike s'est engagé ici sur les pas d'un Kitano bon enfant, poète
et surtout malicieux. Pour notre plus grand plaisir!
Wada, un jeune businessman aux dents longues est
envoyé par son entreprise en Chine profonde pour y prospecter une
mine de jade. En chemin, il est rejoint par Ujie, un yakuza
vieillissant auquel le patron de Wada doit des comptes. Ensemble,
ils arrivent dans un village perdu au sommet des montagnes et qui
vit au rythme des mythes et des légendes…
Non content de mêler les genres au sein de sa filmographie,
Miike réussit le tour de force de les mêler au sein d'un même film,
qui en devient un jeu de contrastes jubilatoire. Empruntant au filon
occidental du "buddy movie", le réalisateur oppose d'abord ses protagonistes,
tout en les forçant à s'associer. L'un est jeune, ambitieux et de
bonne famille. Le deuxième est vieux, aigri et yakuza raté.
Leur improbable réunion est évidemment une mine de ressorts burlesques,
gisement renforcé par un goût pour l'absurde et le comique de situation
particulier au cinéma japonais. Miike oppose également le Japon
et la Chine à travers leurs langues, cultures, traditions et surtout
paysages, reprenant les ficelles du road movie et du film
d'aventure. Les panoramas grandioses qui se succèdent à l'écran
font de la nature montagneuse du Yunnan le vrai sujet du film, un
peu comme si le réalisateur japonais, amoureux du lieu, avait brodé
son scénario autour, comme prétexte à le mettre en image. Les premières
minutes, en accéléré dans un Japon urbain, bétonné et aux néons
agressifs, vont à l'essentiel (le Yunnan) et rehaussent encore
cet hommage à une nature intacte et apaisante. La disparition progressive
de la civilisation permet au film de trouver son rythme propre,
principalement contemplatif, et de revenir à des émotions simples
et pures. Tels les deux héros remontant le fleuve tirés par des
tortues, le spectateur, loin d'être bousculé, prend le temps de
se plonger dans un monde fabuleux, celui des mythes et légendes
chers à la culture asiatique.
Les deux personnages sont ainsi la clé de voûte
d'une fable contemporaine à la morale simpliste mais au final bouleversant.
Déclenché par un élément perturbateur qu'est pour l'un et l'autre
cette nature primitive, leur voyage initiatique rapproche ces deux
extrêmes qui, peu à peu, transcendent leurs archétypes vers plus
d'humanisme. A hauteur d'homme durant toute la première partie du
film, la caméra s'élève enfin, suivant en cela l'ascension des héros
vers le sommet et de leurs esprits vers plus de rêve et de fantaisie.
La légende des hommes volants, prise ici comme prétexte poétique
à une union des humains et de la nature, renforce encore le lyrisme
de la fable. Le village, traversé continuellement par les nuages
de basse altitude et un vent sifflant, est peuplé d'habitants qui
y "volent" déjà, guidés par une croyance naïve et forcément fragile.
C'est la préservation de cet équilibre fragile qui devient l'enjeu
de la fin du film. Subjugué par le rêve du vol et hanté par l'appel
du ciel (et donc des ancêtres), le yakuza, à moitié
fou, redevient samouraï et s'érige en défenseur d'un lieu qu'il
considère comme son foyer sans jamais y être allé. Jouant toujours
sur le choc des cultures, Miike, ironique et facétieux, révèle l'origine
occidentale de la légende, non sans rappeler une bouteille de Coca
Cola bien connue, quelque part en Afrique du Sud *. La jeune
"professeur" de vol, Icare chinoise aux yeux bleus, est un peu le
lien, la frontière entre l'Orient et l'Occident, la tradition et
la modernité, le passé et le présent, la nature et l'argent. Sa
seule présence, à laquelle s'ajoute sa beauté, est un message d'espoir
pour les générations futures, aperçues symboliquement dans le splendide
plan final, tout simplement aérien.
Tour à tour violent, drôle, émouvant ou triste,
Miike réussit un film hybride qui, grâce à un thème extrêmement
puissant, des paysages somptueux et des acteurs au meilleur de leur
forme, conserve son unité. Retour aux sources du Japon (le Yunnan
serait, selon une légende, le berceau de la civilisation japonaise)
mais aussi d'un certain cinéma épuré d'effets spéciaux et d'action
envahissante, The Bird People in China est, bien que singulier
dans la filmographie de son auteur, un vrai chef d'œuvre, et à mon
sens le meilleur film de Miike.