Yotsuya Kaidan
Yotsuya Kaidan est au kaidan eiga (films de fantômes), ce que Genroku Chushingura (Les 47 Ronins) est au jidai-geki, et de façon générale à tout film mettant en scène le dilemme giri-ninjo (devoir vs inclinaison personnelle) : une bible et un indémodable classique. Tiré d’une pièce de kabuki écrite en 1825, et chef d’oeuvre de son auteur, Tsuruya Namboku IV [1], l’oeuvre aux ressorts dramatiques digne d’une tragédie antique, connut de multiples adaptations cinématographiques par d’illustres réalisateurs (Daisuke Ito, Nobuo Nakagawa, Kenji Misumi, Shiro Toyoda, Kazuo Mori, Kinji Fukasaku...) ; d’une première version muette datant de 1912 et réalisée par le père du cinéma japonais, Shozo Makino ; en passant par Tokaido Yotsuya kaidan (1959), sa version définitive et la plus aboutie visuellement, par le maître Nobuo Nakagawa, jusqu’à son influence palpable dans l’emblématique Ring (1998) d’Hideo Nakata, fer de lance du renouveau du genre et invité légitime de cette treizième édition de l’Étrange Festival.
Interprétés par les deux stars de la Shochiku de l’époque, Kinuyo Tanaka et Ken Uehara, le couple Iemon et Oiwa vivent pauvrement dans le quartier de Yotsuya. Ancien samouraï congédié pour n’avoir pas pu empécher un vol d’or auprès de son maître, Iemon ne songe qu’à retrouver sa condition d’antan, et lorgne déjà sur Oumé, la jeune et belle fille d’un riche marchand aux appuis politiques sûrs. Aidé par Naosuke, un prétendu jardinier qui s’est échappé de prison suite à une révolte, et qui veille sur lui, il va approcher le riche marchand dans le but d’accaparer les faveurs de sa fille amoureuse. Pour pouvoir épouser Oumé, et afin de préserver les apparences, Iemon est contraint de se séparer de sa femme, mais celle-ci l’implorant préfère mourir, et il ne peut se résoudre à la quitter. Naosuke ne cessera alors d’intriguer, essayant de pousser la femme à l’adultère avec un ancien prétendant amoureux, encourageant même Iemon à la tuer. C’est finalement Naosuke qui précipitera la tragique mort de l’épouse défigurée, par un poison donné en guise de médicament, pour soigner une brûlure accidentelle au visage. Après avoir fait disparaître le corps et tué le prétendant de cette dernière, Iemon est torturé par le remords. Osodé, la soeur d’Oiwa, qui ne croit pas à sa soudaine disparition, va comprendre peu à peu que sa soeur est morte assassinée, et ne cessera dès lors de vouloir la venger...
Alors que Nobuo Nakagawa se laissait aller à de superbes et audacieuses compositions visuelles lorgnant vers le grotesque et l’horreur surréaliste, en ce sens plus fidèle à l’esprit du créateur original, Keisuke Kinoshita, qui s’est surtout fait remarquer à ses débuts pour ses comédies satiriques, dont la plus réussie, Karumen kokyo ni kaeru (1951), ayant aussi pour attribut d’être le premier film en couleur japonais, décide de mettre l’accent sur les aspects dramatiques de l’oeuvre, au détriment du spectaculaire et du fantastique. Il est donc probable que les amateurs de kaidan eiga trouveront le temps long, d’autant que le film se divise en deux parties d’une longueur totale de plus de deux heures trente. Pourtant, l’oeuvre n’en est pas moins digne d’intérêt dans son analyse minutieuse de la nature humaine, ancrée dans un contexte socio-économique bien réel, malgré la période médiévale présente en toile de fond du récit.
Réalisé dans l’immédiate après-guerre, le cinéaste se sert certes du matériau de base qu’il transpose de façon classique et brillante, mais prend soin d’intégrer des préoccupations sociales bien réelles. Alors que la censure relâche peu à peu son étau sur les films à caractère féodaux, le cinéaste voit dans la condition de l’ancien samurai désormais ronin, celle du petit peuple rendu exsangue au lendemain de la défaite. Il met son personnage face au dilemme - objet de toute l’attention du réalisateur dans la première partie du film - : jusqu’où aller pour accéder à une vie meilleure ? Alors que la plupart des versions montrent un Iemon meurtrier d’une Oiwa poussée à l’adultère, l’auteur dépeint une femme pleine d’abnégation face à la rudesse de son mari, et prête à tout endurer pour lui. Cette fidelité exemplaire mêlée d’une bonté naïve, accentue le drame subi par Oiwa et superbement restitué par Kinuyo Tanaka qui, de son ingrate beauté, vit sa défiguration comme un calvaire enduré par la condition féminine de l’époque. Iemon est finalement aux prises avec une question morale qui représente le véritable enjeu du film. Les conditions d’extrême pauvreté et le contexte social de l’époque semblent pousser le héros à commettre son crime. Ce dernier apparaissant finalement plus victime que bourreau. Le personnage de Naosuke, unique être sans conscience morale, servant alors de catalyseur à l’engrenage meurtrier dans lequel est entraîné Iemon.
Kinoshita se concentre donc principalement sur l’étude psychologique de ses personnages qui se débattent dans un monde qui ne leur laisse que peu d’espérance. A l’image du couple Osodé, il est pourtant possible de vivre dignement dans la pauvreté. Les ressorts dramatiques sont parfaitement exploités et la mise en scène de Kinoshita use avec bonheur des décors par de longs travellings le long des fusuma (rideaux de papiers) de la demeure du riche marchand. Bien qu’emprunt d’un certain classicisme, dû en partie au traitement trop théâtral du sujet, l’oeuvre comporte quelques beaux moments de bravoure telle la séquence décrivant la folie s’emparant d’Iemon dans sa demeure en flamme, alors que la photographie de Hiroyuki Kusuda fait merveille lors de l’apparition spectrale du fantôme.
Figure centrale du fantastique nippon, la femme-demon, comme une revanche sur la domination masculine, ne cesse de hanter l’homme, dont la souffrance morale n’a d’égale que celle physique, subie par Oiwa. Drame brillamment mis en scène par un pilier de l’age d’or du cinéma de l’archipel, Yotsuya Kaidan est une variation de plus sur le thème le plus populaire du fantastique japonais, tout en étant un miroir aigu de la condition humaine de son époque.
Film diffusé dans le cadre de l’Étrange Festival 2005.
Existe en VHS (NTSC) chez Shochiku Home Video ref. SB-0646.
Existe aussi en DVD Japon zone 2 (NTSC), uniquement inclus dans le coffret Keisuke Kinoshita DVD Box Vol.2. (format 4:3 standard, son mono et sans sous-titres of course !).
[1] Lire l’article Orgies Sadiques de l’Ère Edo.