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Japon

Nobody Knows

aka Daremo Shiranai | Un film de Hirokazu Kore-Eda | Japon | 2003 | Avec Yagira Yuuya, Kitaura Ayu, Kimura Hiei, Shimizu Momoko, You, Kan Hanae

Le quatrième long-métrage d’Hirokazu Kore-Eda, cinéaste de la disparition, filme la déshérence de l’enfance avec une justesse et une tendresse infinie. Décrivant la vie quotidienne de quatre enfants abandonnés par leur mère dans un appartement de Tokyo, il interroge notre rapport à la mort, à l’enfance et à la culpabilité, tout en livrant un regard amer sur notre société de l’indifférence.

Lorsqu’ils emménagent dans leur nouvel appartement, au coeur d’une banlieue de la fourmilière tokyoïte, les quatre enfants de Keiko, prennent leurs marques et recréent la chaleur du foyer familial autour d’un premier repas partagé en famille. Les règles de vie à respecter pendant l’absence d’une mère instable et désinvolte, sont édictées sous le regard consciencieux d’Akira, l’aîné ; héritant rapidement de la responsabilité de chef de famille. Les trois autres enfants, dont les voisins ignorent l’existence même, sont confinés dans l’appartement, Akira veillant à l’approvisionnement et à l’organisation de la vie du foyer, pendant les absences de plus en plus longues de la mère. Un jour, l’aîné reçoit un mot de Keiko lui demandant de s’occuper de ses frères et soeurs. Abandonnés par leur mère, une nouvelle vie s’installe, où les enfants, livrés à eux-mêmes, vont s’organiser pour survivre. Confrontés au monde extérieur, leur fragile unité en sera bouleversée.

S’inspirant d’un fait divers [1], Kore-Eda s’attache à montrer l’intimité entre frères et soeurs à travers une approche brouillant les cartes entre documentaire et fiction. Refusant de s’appesantir sur le côté tragique de la situation, il s’intéresse au contraire, aux sentiments des enfants et à la richesse de leur vie. La caméra, abolissant toute distance avec le sujet, pénètre au coeur de l’intimité du cocon familial. Dans un monde ou coexistent bonheur, douceur et liberté, Kore-Eda s’émeut des gestes quotidiens les plus insignifiants. Une tâche de vernis à ongle, un piano miniature, une boîte de chocolats... le moindre objet prend vie dans les mains des enfants et devient source d’émotion et de tendresse. La caméra s’attardant de façon récurrente, parfois jusqu’à l’obsession, sur ces petites mains, dont les gestes traduisent une vie intérieure imperceptible à l’adulte - mais non moins féconde - , suppléant à la verbalisation des émotions humaines. Ces mains seront aussi témoins du temps qui passe et de l’inexorable chute de la petite communauté.

L’utilisation du lieu clos, occupant les trois-quarts du récit, est un autre élément clé du cinéma de Kore-Eda. Du studio de cinéma d’Afterlife, à la cabane dans la forêt de Distance, il sait comme nul autre filmer l’isolement. Ici, l’appartement est autant un lieu protecteur, qu’une métaphore de l’aliénation entre le monde de l’enfance et le monde adulte, symbolisé par l’extérieur. Les concepts d’uchi (intérieur) et de soto (extérieur) étant des composants essentiels et fondateurs de la culture japonaise du groupe et de l’unité. Akira, en tant qu’aîné est responsable de cette unité. Mais sa fragilité corruptible le poussera à se laisser influencer par ses jeunes camarades rencontrés à la supérette. Les invitants dans l’appartement pour partager ses jeux, afin de combler sa solitude et son besoin d’exister, les jeunes perturbent la vie du foyer, risquant d’en faire imploser l’union. Akira, sur le point de commettre un vol pour imiter ses compagnons de jeu, s’avisera à temps, réalisant du même coup l’importance de cette unité pour la survie du groupe, mais faisant du même coup l’amer constat des préjugés sociaux.

Au fur et à mesure que le petit cocon lutte pour survivre et se dirige imperceptiblement vers le drame, le film prend une allure de conte méditatif sur l’apprentissage. Ne pouvant plus payer leurs factures, les enfants se retrouvent sans eau, ni gaz, ni électricité. Akira tend alors une main vers l’extérieur, rencontrant l’aide de la collégienne, elle aussi marginalisée parmi ses camarades. Kore-Eda montre alors pudiquement l’éveil de l’adolescent à la sensualité, prémice à une cruelle désillusion. Saki ne trouvant d’autre moyen pour l’aider que de pratiquer l’"en-ko" (enjo kosai) [2] pour récolter un peu d’argent, se fait brutalement rejeter par l’incompréhension d’Akira face à ce compromis vénal. Tranchant avec la conception occidentale de la nature de l’enfant, Kore-Eda montre que l’enfant recèle en lui la force nécessaire à son propre développement, sans même nécessiter d’apport extérieur.

Bien que le regard critique du réalisateur n’épargne pas notre société hédoniste, à l’image de la mère frustrée par ses rêves de chanteuse, demandant à son propre fils si elle aussi n’a pas le droit d’être heureuse, le réalisateur évite tout manichéisme dans le traitement des personnages adultes. Du chauffeur de taxi, au patron de la supérette en passant par l’employé du pachinko (Kenichi Endo), aucun ne rejette vraiment les enfants, mais leur attitude signale une irresponsable indifférence qui s’avèrera tragique. Dans ses errances, Akira caressera un instant l’espoir, - admirablement mis en scène - au cours d’une partie de baseball improvisée, de se consoler d’un père absent, sentant les gestes attentionnés de l’entraîneur (Susumu Terajima) lui indiquant comment manier sa batte.

La réussite du film tiens autant à la mise en scène de Kore-Eda, dont la caméra-stylo filme au plus près l’émotion affleurant, qu’à la performance des jeunes acteurs dont l’inventivité et le naturel évoquent l’improvisation d’un Antoine Doisnel dans les 400 coups de François Truffaut. Avec Yagira Yuuya (distingué du prix d’interprétation masculine à Cannes), le réalisateur trouve un acteur au regard perçant dont l’évolution physique au cours du tournage est perceptible à l’écran (sa voix muant vers la fin du film), renforçant d’autant la force émotive de la démonstration. Les autres enfants complètent idéalement une distribution unique dont la mère, interprétée par l’animatrice populaire de télé japonaise, You, ici dans son premier rôle, insuffle une naïve indolence, rendant si délicieusement improbable ce cocon isolé, et coupé du monde.

Plus chronologique et linéaire dans sa narration que ses précédents, le film adopte le cycle des saisons pour décrire l’évolution de la vie du foyer. Néanmoins, Kore-Eda adopte une temporalité propre au monde des enfants, qui contraste avec le rythme de la vie trépidante tokyoïte. Là où certains n’y verront que longueurs, Kore-Eda dilate habilement le temps au coeur du foyer, des plans fixes suggérant un étirement temporel, afin de mieux évoquer la richesse et la volonté de prolonger cet état nostalgique du bonheur de l’enfance insouciante. D’une rare profondeur psychologique, Kore-Eda fait d’Akira le symbole du passage critique de l’adolescence vers l’âge adulte.

// Attention spoilers !

Comment réagir et exprimer la douleur de la disparition de l’être cher ? Confrontant le spectateur à ses propres souvenirs, Nobody Knows y répond par une formidable leçon de vie et de cinéma. Grâce à Saki, la collégienne solitaire ostracisée par ses camarades, qui à déjà fait l’expérience de la perte de l’être cher, et qui rentre peu à peu dans le cercle familial ; Akira pourra accomplir son devoir de deuil et d’introjection nécessaire face à une telle expérience (la mort de la benjamine). Kore-Eda filmant la mort sans la dramatiser, avec un naturel désarmant qui résonne au tréfonds de chacun de nous, comme un questionnement éternel face à notre incapacité à verbaliser l’inexprimable. Emmenant les deux adolescents dans un voyage nocturne, qui n’est pas sans évoquer celui de Nanni Moretti dans la Chambre du Fils, dont l’aboutissement du trajet nocturne symbolise l’unité retrouvée de la famille.

La caméra de Kore-Eda, emmenant Akira et Saki vers l’aéroport d’Haneda y ensevelir le corps de la soeur cadette dans sa valise rose, décrit un voyage qui est autant un passage qu’un rituel. Passage initiatique de l’adolescence à l’âge adulte vécu à travers la disparition de Yuki ; et rituel symbolisé par la caméra fixant les mains d’Akira dans la pénombre creusant la terre afin d’y enfouir la valise-cerceuil. Cet acte symbolique est une méditation sur notre rapport à la mort, mais aussi le prélude à un nouveau départ pour la famille en deuil, illustrée par la mélodie de Jewel, interprété par la voix douce et mélancolique de Tate Takako (jouant également le rôle de la caissière de la supérette).

Le choix de faire de Yuki le catalyseur de cette recomposition familiale insiste métaphoriquement, sur la perte de l’innocence. Yuki, la benjamine de quatre ans est la victime innocente de la démission parentale et sociale stigmatisant ce passage au monde adulte. Elle sera remplacée par Saki, qui permet ainsi à la famille de se recomposer dans l’espoir d’un nouveau départ. Le personnage de Saki, qui trouve auprès de ces enfants rejetés un double et un foyer capable d’accueillir sa propre différence sans la juger, est autant le témoin solidaire que la réponse de l’auteur face à l’aveuglement et l’aliénation de nos société contemporaines.

Nobody Knows est un chef d’oeuvre de sensibilité traitant avec une extrême pudeur des non-dits de l’enfance et de son aliénation au monde. Bouleversant de rigueur dans sa description de l’intimité, ce récit d’apprentissage, est un cri d’espoir et de souffrance muette, provoquant notre désarroi face à une société ivre de jouissance égoïste.

Nobody Knows sortira sur nos écrans le 10 novembre 2004. Un grand merci à Hervé Dupont.

Site Officiel : http://www.daremoshiranai.com
Site du réalisateur : http://www.kore-eda.com
Site de la chanteuse Tate Takako : http://www.tatetakako.net
Site du duo Gontiti ayant signé une partie de la BO du film: http://www.gontiti.jp

[1Il s’agit de l’affaire des quatre enfants abandonnés de Nishi-Sugamo en 1988. Ces enfants, qui vécurent ainsi six mois jusqu’à la mort de la benjamine, n’étaient pas scolarisés, et n’existaient pas légalement car leur naissance n’avait pas été déclarée.

[2Littéralement "soutien financier à la sociabilité". Forme de prostitution pratiquée par certaines lycéennes, offrant leur compagnie pour une soirée, à des cadres stressés et autres hommes en manque d’affection.

- Article paru le vendredi 22 octobre 2004

signé Dimitri Ianni

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