La Leçon de Choses de Mademoiselle Mejika
Dangereuse sous tous rapports.
À mi parcours d’une tentative d’édition audacieuse visant à faire connaître la diversité et la richesse d’un genre unique dans l’histoire du cinéma japonais, les œuvres de Chûsei Sone trônent à ce jour au pinacle de la collection conçue par l’éditeur Wild Side. Que ce soit Graine de prostituée (1973), emblématique des débuts du cinéaste, dont les premiers roman porno à caractère historique sont des modèles du genre ; ou le contemporain Journal érotique d’une infirmière (1976), réussite tardive tout aussi éclatante.
La particularité des cinéastes de la première génération est d’avoir inventé le genre. D’avoir défini ses contours, façonné de toute pièce leur socle et disposé les jalons de ce qui allait constituer peu à peu le canevas de formules éprouvées, tantôt sérialisées à la manière d’un Tora-san, pour en extraire le suc commercial jusqu’à la dernière goutte. Si les artisans du genre, tels que Shôgorô Nishimura, une fois embrassé le roman porno, s’y sont dévoués corps et âme toute leur carrière, les grands auteurs ont pour leur part commencé à éprouver ses limites dès le milieu des années 70. Mus par leur ambition créative, après avoir abondamment dilaté leurs contours, ils ont tenté de s’en libérer, afin eux aussi, d’éprouver et d’expérimenter les formes traditionnelles du cinéma. Ainsi Tatsumi Kumashiro tourne Jeunesse échouée (Seishun no satetsu) dès 1974, alors que Noboru Tanaka s’en va réaliser l’année suivante un film de gangster pour la Toei avec Le Gang international de Kobe (Kobe kokusai gang). Chûsei Sone, grâce aux succès commerciaux obtenus par nombre de ses films, parvient à tourner plusieurs projets n’appartenant pas au roman porno, tout en demeurant fidèle à son employeur d’origine. Sa première défection au genre lui est proposée par la Nikkatsu en 1976, à l’occasion de l’adaptation d’un manga à succès de Dôkuman Pro [1] Aa ! les supporters des fleurs (Â !! Hana no ôendan). Cette comédie d’action au ton parodique, qui décrit les tribulations d’un groupe d’Ôendan [2] (littéralement équipe de soutien) d’un lycée connaît un franc succès qui donnera lieu à deux autres suites.
Alors que ses premiers roman porno étaient indéniablement marqués d’une fraîcheur innovante, tous le fruit de scénarios originaux, Sone s’en remet davantage aux adaptations, en particulier de manga, dans la seconde partie de sa carrière. Outre les deux premiers opus de la série Angel Guts, transpositions de l’univers érotique et urbain de Takashi Ishii, celle de l’ultraviolent polar au féminin Super Gun Lady Wani Bunsho (1979) de Tôru Shinohara, géniteur du mythique Sasori La Femme Scoprion, figurent parmi ses réussites tardives les plus incontestables. Plus anecdotique en revanche est sa collaboration avec le père d’Albator, Leiji Matsumoto, avec qui il co-réalise l’adaptation du coquin Ganso dai-yojôhan dai-monogatari (1980).
Avec La Leçon de Choses de Mademoiselle Mejika, autre adaptation d’un manga [3], tourné juste avant Angel guts : high school coed, Sone replonge au cœur de l’institution scolaire japonaise, qu’il avait préalablement explorée sous la forme d’une enquête sur la prostitution lycéenne dans 100 high school girls : secret motel report (Jokosei 100-nin : maruhi motel hakusho, 1975). Cette fois les débats sont menés par Saeko Mejika (Hitomi Sakae), professeur de biologie qui vient tout juste d’intégrer le prestigieux lycée Hakutei, possédant l’un des meilleurs taux de réussite à l’examen d’entrée à l’Université de Tôkyô, usine à fabriquer l’élite de la nation. Mais les méthodes et l’apparence vestimentaire de la jeune enseignante tranchent avec l’austérité et la rigueur disciplinaire instaurées par son stoïque proviseur (Kunio Ôtsuka). Alors que la rumeur de la participation au viol d’une étudiante d’un autre lycée par trois étudiants de Hakutei menace la quiétude de l’institution, Mademoiselle Mejika en profite pour étaler au grand jour un autre scandale, impliquant une enseignante de la maison et qui menace cette fois de faire vaciller le lycée entier. Mais quelles motivations entraînent donc cette sensuelle panthère, n’hésitant pas à jouer de ses charmes, à défier ainsi l’autorité suprême ?
La Leçon de Choses de Mademoiselle Mejika appartient indéniablement à un entre-deux, qui tente d’échapper à l’inertie d’un genre auquel il appartient, de par le caractère érotique de cette histoire de vengeance au cœur d’une prestigieuse institution scolaire. Le film, par sa durée proche de l’heure et demie, correspondant davantage aux cannons du cinéma conventionnel, refuse de s’en remettre à la concision narrative qui sied si bien au format quasi contractuel du genre (70 minutes en moyenne). Et démontre notamment dans sa dernière demie heure, sa partie la plus exogène, sa volonté de tisser une dramaturgie privilégiant les ressorts du thriller à suspense sur la dimension érotique du métrage.
Mais si l’alchimie entre scènes érotiques et action fonctionnait parfaitement dans Graine de prostituée, elle est ici bien plus laborieuse. Le rythme peu alerte devenant la principale faiblesse d’une œuvre qui recycle davantage qu’elle ne s’invente. Même si la dynamique du récit se construit dans sa confrontation entre l’héroïne victime et l’autocratie dirigeante, critiquant au passage l’hérédité d’un pouvoir illégitime ; on est loin du radicalisme des scénarios d’Atsushi Yamatoya, plus corrosif et subversif. Sone démontre pourtant son sens parodique lorsqu’il tourne en dérision les mœurs pédagogiques quasi jansénistes incarnées par le directeur et sa prude prof d’anglais jouée divinement par une Hiroko Hisayama (Le doux parfum d’eros) ici à contre emploi, alors que la professeur de mathématiques, sous les traits de la gracieuse Izumi Shima, se livre à la prostitution. Mais il manque ce goût pour les extrêmes, d’une violence souvent baroque, qui caractérise le cinéma de Sone, jamais meilleur que lorsqu’il braque sa caméra sur le petit peuple et les quartiers déshérités. Le portrait de femmes poussées à la décadence par les circonstances devient chez lui un art majeur, mais s’éclipse ici au profit d’une intrigue peu convaincante, malgré sa volonté de maintenir l’attention du spectateur par une tension en crescendo.
Dans cette tentative de variation inféconde des formes du roman porno, Sone se montre finalement moins inspiré qu’à l’habitude, décevant par moment, comme lorsqu’il s’abaisse à recycler le vibrant triolisme final de Journal érotique d’une infirmière, où un photographe toujours interprété par Masutomi Nobutaka, acteur fétiche du cinéaste, à l’animalité exacerbée contente deux femmes successivement. Même la moquette rouge retrouve avec moins d’éclat son rôle d’arrière-plan graphique. Mais la principale déception, réside dans les personnages eux-mêmes, manquant souvent de relief, à l’image de son héroïne au jeu terne malgré son rôle volontaire d’amazone vengeresse. Si la vengeance de Kyoko dans Graine de prostituée, qui partage avec Saeko une instrumentalisation de sa sexualité, s’achevait dans un déluge de violence baroque et nocturne, endossant le désespoir d’une génération entière, celle de Saeko s’achève sur la vacuité d’une plage déserte, balayée par l’inconséquence d’un coït expéditif.
Pour autant, on retrouve chez l’auteur des qualités plastiques dont il se départit rarement. Les décors de la villa conçus par Kazuo Yagyû, dont on a déjà souligné la contribution à la réussite esthétique de Fleur empoisonnée (1980), lui permettent de délicates variations d’éclairages, accentuant l’atmosphère pesante d’un huis clos temporaire lors de la dernière partie du film. Son emploi toujours juste de la musique, de nouveau signée par le groupe de rock progressif Cosmos Factory (lire l’article sur Journal érotique d’une infirmière), sert de support dynamique au récit, alors qu’il filme avec une remarquable maîtrise du cadre les espaces, autant intérieurs qu’extérieurs, du lycée à l’architecture sobre et épurée. Comme à son habitude, il rehausse les arrières-plans uniformes de touches chromatiques, ici le rouge, grâce à l’intrusion à l’image de simples accessoires : bouquet de roses, écharpe, casquette ou blouson porté par le bellâtre Ryoichi, secours de circonstance face à la brutalité phallocrate du pouvoir.
Comme chaque titre constituant cette compilation rose, La Leçon de Choses de Mademoiselle Mejika est l’occasion de faire connaissance avec une nouvelle ambassadrice de l’éros haut de gamme. Si ce n’est par son talent dramaturgique, c’est par son exotisme que se distingue la plantureuse Hitomi Sakae. Étoile filante dont c’est la seule apparition cinématographique recensée, cette actrice, à l’instar d’une autre célèbre métisse et consœur, Sally May [4], doit sa promotion au grand écran à ses talents musicaux. A l’époque, le disco qui envahit la planète, pénètre également les dancefloor du Japon dès 1977. Hitomi Sakae, métisse d’origine nippo-portoricaine, qui sévit alors sous le patronyme de « Tommy The Bitch », officie comme chanteuse et DJ du collectif U-DO (United Disco Object). Elle se fait remarquer en signant un tube incandescent du disco nippon avec Give it to me en 1978 [5]. Sa plastique avantageuse, faite d’une carnation hâlée, de jambes longilignes et d’une cambrure prononcée, en fait une candidate idéale susceptible d’apporter au roman porno un parfum d’exotisme épicé. Néanmoins, si ses apparitions restent aptes à faire se roidir l’homo erectus, la nonchalance et le détachement de son jeu n’offrent guerre de transpiration à l’émotion, comme asséchée par le drame qui l’habite.
Tentative de se rapprocher d’un cinéma conventionnel dans sa forme narrative, vers lequel l’auteur n’aura de cesse de se diriger, tout en espérant rénover les sempiternels batifolages en milieu scolaire, La Leçon de Choses de Mademoiselle Mejika témoigne d’une certaine lassitude d’un cinéaste jadis orfèvre du genre, qui ne trouve plus matière aux exercices de créativité débridée qui ont fait les beaux jours du roman porno de la première vague. Compte tenu de la quantité de titres disponibles du maître, on peut ainsi regretter un choix éditorial discutable en la matière. Reste pour les amateurs éclairés à savourer la singularité d’une œuvre atypique, dont la tiédeur n’en sera que plus profitable aux deux opus précédemment sortis et cités.
La Leçon de Choses de Mademoiselle Mejika est sorti en DVD avec sous-titres français le 3 novembre 2010 chez Wild Side, au sein d’une collection intitulée l’Âge d’Or du Roman Porno Japonais qui comporte 30 titres. A noter que l’ensemble des films de la collection a fait l’objet d’une restauration numérique.
Remerciements à Benjamin Gaessler, Cédric Landemaine et Wild Side.
[1] Collectif formé par quatre auteurs de manga indépendants d’Osaka. Ils sont également les créateurs de Osaka Tough Guys (Naniwa Yûkyôden), transposé par Takashi Miike à l’écran en 1995. A noter que Aa ! les supporters des fleurs verra une seconde adaptation au cinéma par le réalisateur de V-cinema Masatsugu Takase en 1996, ainsi qu’une version en jeu-vidéo.
[2] Sorte de version masculine (bien qu’il existe des Ôendan féminins ou mixtes) des pom-pom girls américaines. Cette pratique culturelle spécifiquement japonaise ne trouve quasiment aucun équivalent à l’étranger. CF. Wikipédia en anglais.
[3] Il s’agit de l’adaptation de Kyôshi Mejika, manga en deux volumes de Mieko Kawasaki publiés chez Hôbunsha. Après des débuts en 1964, cet auteur née en 1949 devient l’une des premières femmes au Japon à se lancer dans le Seinen manga (manga destiné aux jeunes hommes) en 1971 avec Kokui no Onna (Woman in black).
[4] Actrice de type caucasien, blonde à la peau claire, Sally May est née à Tôkyô en 1947 d’une mère japonaise et d’un père américain. Elle commence par la chanson avant de se voir proposer de petits rôles au cinéma. Chûsei Sone la choisira pour incarner l’héroïne de sa série Foreigner’s mistress oman (Rashamen Oman, 1972), ce qui sera son unique incursion dans le roman porno.
[5] En écoute sur youtube : http://www.youtube.com/watch?v=jV4ssMsXLTU, ainsi qu’un autre tube de la demoiselle au titre tout aussi évocateur : You can do, I can do : http://www.youtube.com/watch?v=QfPN1UutIXY.