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Japon

Eli, Eli, Lema Sabachthani ?

aka Eri Eri Rema Sabakutani | Japon | 2005 | Un film de Shinji Aoyama | Avec Tadanobu Asano, Masaya Nakahara, Yasutaka Tsutsui, Aoi Miyazaki, Mariko Okada, Masahiro Toda, Erika Oda

La musique apaise les maux.

"Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?" C’est de la version araméenne des dernières paroles que le Christ aurait prononcé sur la croix - selon Matthieu et Marc du moins - que Shinji Aoyama a décidé de titrer ce film qui, dans la droite lignée du fameux Eureka, va vous transporter vers des steppes où vous n’avez probablement jamais mis les pieds.

De nos jours, un terrible virus surnommé à juste-titre "syndrome du lemming", pousse les gens qu’il contamine à mettre fin à leurs jours. Face à une telle situation, susceptible de remettre en cause nos acquis sociaux les plus basiques, et ainsi de provoquer un terrible sentiment d’impuissance, il devient tout à fait légitime de se poser cette question mystique. Malgré cela, en réalisant un film où l’improvisation a semble-t-il eu une place de choix [1], Aoyama n’a pas tenté de donner sa propre interprétation du sens de cette question, mais plutôt proposé une invitation à voyager au-delà de la simple perception visuelle de ce monde agonisant. Et pour cela, il faut sortir des schémas les plus classiques.

Sur une plage balayée par le vent et le silence, deux hommes aux visages ceints de masques à gaz et armés de micros découvrent une sorte de camp formé par plusieurs yourtes. Plus aucune âme qui vive. Des plans magnifiquement composés s’enchainent. On y voit un corps dont la plus grande partie est soustraite à nos yeux, des éclaboussures de sang un peu partout, une silhouette allongée sur un lit, inerte et inquiétante. Ces traces laissées ça et là par le passage du virus sont présentées avec tellement de retenue, presque intégrées au décor, qu’elles renforcent l’inéluctabilité de cette fin du monde. Mizui et Asuhara ne sont pas les derniers hommes sur Terre, encore moins des pilleurs profitant de l’absence définitive des propriétaires, juste deux musiciens à la recherche de nouveaux sons, et sans doute par la même occasion, des réminiscences des vies qui ont jadis peuplé ces lieux. C’est comme si ils ne pouvaient, ou ne voulaient voir qu’à travers leurs micros. Un peu plus tard, à l’abri du soleil et des regards, dans un grand bâtiment abandonné, ils enregistrent d’autres sons à partir de tout et n’importe quoi, un fruit écrasé, un tuyau coupé, puis les déforment avant de les rejouer via un ordinateur.
Parallèlement, Miyagi, le patron d’une grande société japonaise et descendant d’une puissante famille, est prêt à tout pour sauver sa petite-fille, Hana, dernière héritière et atteinte du virus. Il va même jusqu’à engager un détective plutôt nonchalant mais très efficace dans ses recherches. Ces dernières vont lui permettre de faire une bien étrange découverte.

Si la première histoire où nous serait contée la création de musiques expérimentales ressemble presque à un documentaire, la seconde est solidement ancrée dans la fiction. Ce film débute donc en empruntant deux voies a priori fort éloignées. Mais là où ça devient très intéressant, c’est que ces deux chemins vont finir par se percuter au beau milieu de la campagne, dans un lieu assez improbable. Navi est une femme un brin désabusée par la vie, mais qui semble s’accrocher à son rôle de mère nourricière de ces deux musiciens qui eux, ne daignent sortir de leur monde musical que pour venir manger dans son auberge. C’est là que Miyagi, accompagné du détective et de sa petite-fille, les attendent. Il semblerait que leur musique possède des vertus capables de guérir les personnes contaminées par la syndrome du lemming.

De cette rencontre va naitre la séquence clé du film où la petite-fille, les yeux bandés, doit se déplacer au milieu d’un carré formé par quatre enceintes gigantesques, plantées au milieu gigantesque prairie. Pendant que Mizui - Tadanobu Asano jouant en live - met toute son âme dans une guitare électrique aux réglages saturés, Hana doit trouver la place qu’elle reconnaitra comme la sienne, en se laissant porter par cette vague musicale qui déferle sur elle. Le voyage extra-sensoriel qu’elle va alors vivre pour tenter de guérir, le sera également par tous les spectateurs qui se seront laissés emporter jusque là, et peut-être eux aussi verront quelques uns de leur maux s’envoler.

Cette idée de mélanger des éléments qui sont à l’origine dissemblables, s’applique parfaitement à la musique expérimentale. Pour moi qui n’y connaissait pas grand chose, à part une petite claque signée Otomo Yoshihide, rentrer dans ce film fut relativement aisé, bien aidé que je fus par la puissance évocatrice de l’association de la musique et des images.
Concernant la première, tantôt diégétique, tantôt extradiégétique [2], elle finit par être les deux à la fois et ne faire plus qu’une avec les images et l’histoire qu’elle raconte. Et puis que dire de ces paysages abandonnés par l’homme et magnifiés par un format 2:35 qui nous rappellerait presque les beaux westerns d’antan, où ils avaient déjà un rôle à part entière. Dans Eli, Eli, par leur aspect paradisiaque ils s’opposent totalement à cette idée de fin du monde en devenir et affirment ainsi l’aspect poétique de cette œuvre, à tel point que l’on en aurait presque envie de finir notre vie dans le calme et la mélancolie d’un tel univers.

Si pour moi Eli, Eli est un film très réussi qui aurait mérité une plus grande visibilité, c’est surtout parce qu’il réussit le tour de force de tirer un maximum de tous les moyens dont il dispose, tout en restant d’une incroyable simplicité. Vous n’y trouverez rien de superficiel ou de gratuit. Mais pour que cette traversée se passe agréablement, il faudra accepter de se laisser porter par une cadence langoureuse tout en gardant ses sens affutés. Les mélomanes, quant à eux, ne seront probablement pas déçus.

Eli, Eli, Lema Sabachthani ? a été présenté à Cannes en 2005.
Vous ne trouverez le DVD probablement que sur le net, en import et sous-titré en anglais. Quand je vous parlais de manque de visibilité...

[1Lire à ce sujet notre rencontre avec le réalisateur.

[2Musique diégétique : faisant partie de l’action, pouvant être entendue par les personnages du film.
Musique extradiégétique : ne faisant pas partie de l’action, la musique d’ambiance par exemple. (source : Wikipedia)

- Article paru le jeudi 11 février 2010

signé Fare

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