Dump Truck Woman
King of Trash.
Il y a des jours où il vaut certainement mieux rester couché, a du se dire une partie du public ayant délaissé la salle projection en cours de route à la vision de ce nouvel affront fait au septième art par le John Waters nippon, Show Fujiwara. Mais quelle infamie a-t-il bien pu commettre pour que même le critique britannique Jasper Sharp [1], pourtant membre du jury Nippon Digital, qui en matière de “trasheries” en a vu d’autres, ne résiste à l’urgence d’une discrète escapade ?
Issu tout droit des tréfonds du festival international du film fantastique de Yubari, toujours prompt à soutenir la production indépendante et fauchée pourvu qu’elle présente un visage inédit, Dump Truck Woman s’avère une invraisemblable bouillabaisse cinématographique mêlant dans un maelström visuel chaotique comédie musicale, romance, érotisme trash, gags scato, rape revenge movie et film de kung-fu.
Si je m’étais aperçu en temps et en heure avoir déjà visionné l’une des provocations signées Show Fujiwara (je devais bien être le seul !), dont l’inénarrable Love Song for a Rapper (2003), je me serais assurément empressé de prévenir mes innocents voisins. En effet, beaucoup risquent là d’y abandonner nombre d’illusions quant à l’état du cinéma de l’archipel. Mais voilà, à vouloir se laisser surprendre par une improbable découverte, on finit par se faire mettre, au propre comme au figuré, à l’image des mésaventures rencontrées par Dump neechan (Hiromi Miyagawa), sorte de grande sœur, cousine des Sukeban à la sauce Toei des seventies, arborant une coiffure rockabilly et aimant se trémousser au son d’un bon rock rétro. La jeune fille, qui vivote dans une banlieue quelconque, rêve d’un avenir radieux mais se retrouve serveuse dans le boui-boui de son paternel (Hiroshi Takahashi), obligée de servir des ramen aux crève-la-faim du quartier. Jusqu’au jour où elle rencontre le patibulaire et viril King of Hormones (Demo Tanaka) et en tombe éperdument amoureuse. Mais le lascar n’est pas un enfant de cœur et la romance se transforme vite en viol anal, laissant la pauvre fille dans un état agonisant. Recueillie par les bons soins d’un docteur attentionné (Risaku Kiridôshi), qui s’avère également un expert en arts martiaux, la jeune fille va débuter alors un entraînement intensif qui va la conduire à l’accomplissement de sa vengeance.
L’actrice Hiromi Miyagawa, brisant ici son image gracieuse acquise dans Lady Himiko (2007), sa précédente collaboration avec Fujiwara, avait fait le déplacement, présentant la séance dans l’accoutrement de son personnage, affublée d’une mèche démesurément protubérante aux bras du jovial programmateur du festival de Yubari (également acteur occasionnel chez Miike et Tsukamoto), Tokitoshi Shiota. Tout ça fleurait bon la nuit bis façon “Absurde Séance” [2]. Mais si l’on est désormais habitués aux absurdités gores de la bande du joyeux rondouillard Noboru Iguchi (Sukeban Boy, The Machine Girl, RoboGeisha), qui ne perd jamais une occasion d’une apparition, fusse-t-elle comme simple figurant d’un restaurant de ramen, force est de constater que ses productions font figure de blockbusters nationaux à côté de Dump Truck Woman. Si l’underground a encore un sens il s’applique alors parfaitement au cinéma de Fujiwara, qui s’évertue à détruire la grammaire cinématographique comme peu de cinéastes osent le faire, bafouant allègrement toutes les règles et théories du cinéma, pour finir néanmoins, contre toute attente, par imposer un style. Qui demeure marqué par une image perpétuellement instable, un sur-découpage aléatoire et une esthétique “craspec”, couplée d’habillages vidéo dignes d’une émission de deuxième partie de soirée à la télé Japonaise.
Mais ce qui caractérise le cinéma de Fujiwara, c’est indubitablement une certaine dimension sociale qui s’exprime ici en toile de fond, de façon moins sombre et désespérée que dans Love Song for a Rapper, usant des décors minimalistes de banlieues décaties aux terrains vagues abandonnés, peuplés de déshéritées, malades mentaux, cas sociaux et autres personnages pittoresques. De même, une dimension documentaire émane de cette anarchie visuelle. Ce qui nous rappelle, et cela en étonnera plus d’un, que Show Fujiwara fît des débuts cinématographique en signant, après l’immense L’armée de l’empereur s’avance (1987) de Kazuo Hara, un documentaire sur le vétéran Kenzo Okuzaki [3] avec Kami-sama no ui yatsu (2001).
L’œuvre, dont le sous-titrage semble avoir été intentionnellement massacré, s’inscrit clairement dans la parodie en forme d’hommage. En premier lieu, aux films de kung-fu des années 70 à travers la retraite en forêt de l’héroïne, poursuivant un entraînement martial qui la verra même affronter un homme gorille. Mais aussi, comme le faisait avec humour Sukeban Boy (2005) de Noboru Iguchi, aux héroïnes de la Toei des années 70 et leurs aventures musclées, sans oublier le charme de leurs intonations à la gouaille masculine et au langage fleuri. Visiblement inspiré par les débordements “trasho-cultes” d’un John Waters période pré Hairspray, Dump Truck Woman aurait certainement gagné à être présenté en “odorama”, tant les effluves émanant de Dump neechan influencent la narration et notre perception même des limites du mauvais goût. Tantôt scatologique ou démesurément grotesque et d’une vulgarité assumée, Fujiwara n’hésite pas à éventrer une femme enceinte dont l’embryon se répand sur le bitume, rappelant l’éviscération plus convaincante de Love Song for a Rapper. Mais on flirte aussi avec l’esthétique des Adult Video lorsque Demo Tanaka (par ailleurs lui-même réalisateur d’A.V.) démontre toute sa virilité sur la banquette d’un bar et entreprend de satisfaire sa dulcinée.
Avec son sens de l’auto-dérision, le film de Fujiwara s’impose comme une antithèse d’un cinéma de genre abusant des effets numériques, que tente de promouvoir à l’étranger une certaine industrie au travers de labels tels que Sushi Typhoon [4]. L’œuvre, qui tient plus du film de potes [5], assume son bricolage fauché et son réalisme brut pour mieux déclamer son amour d’un cinéma bis aujourd’hui disparu. Certes, Fujiwara fait figure de simple tâcheron aux côtés d’un Norifumi Suzuki, seul capable d’élever la vulgarité au rang d’œuvre d’art. Sorte de pot-pourri indescriptible et inepte, Dump Truck Woman possède un charme certain mais devient malencontreusement ennuyeux quand il tarde à se conclure inutilement, un péché d’orgueil pour tout cinéaste de genre qui se respecte.
Site officiel du film (en Japonais) : http://danp.iinaa.net
Dump Truck Woman a été présenté dans la section Nippon Digital au cours de la 10ème édition du Festival du film Japonais de Francfort Nippon Connection (2010).
Dump Truck Woman est d’ores et déjà disponible en dvd Japonais non sous-titré chez l’éditeur Uplink.
[1] Critique et éditeur du site Midnight Eye, il est également l’auteur de Behind the Pink Curtain : The Complete History of Japanese Sex Cinema (Fab Press, 2008).
[2] Rendez-vous mensuel incontournable des amateurs de “bisseries” en France.
[3] Décédé en 2005, il fût l’un des rares survivants parmi les soldats japonais qui se trouvaient en Nouvelle-Guinée pendant la guerre. Rapatrié au Japon, il mènera toute sa vie durant un combat pour connaître et faire avouer la vérité sur les atrocités commises sur ses propres camarades pendant la guerre au moment de la débâcle. Allant même au péril de sa vie jusqu’à s’attaquer physiquement à l’empereur.
[4] Label créé par la Nikkatsu.
[5] A noter qu’on y croise des personnalités aussi diverses que le scénariste de Ring, Hiroshi Takahashi, le cinéaste Makoto Shinozaki, l’auteur de manga Yusaku Hanakuma ou encore le critique et essayiste, grand observateur de la culture pop nippone, Risaku Kiridôshi.