Dream Home
Satire immobilière à Hong Kong.
Edmond Pang fait partie de ces créateurs d’images à l’instar de Johnnie To, sachant utiliser le cinéma de genre comme un champ d’expérimentation. Il suffit pour s’en convaincre de s’arrêter sur son deuxième long métrage Men Suddenly in Black (2003), assurément l’une des comédies hongkongaises les plus astucieuses de la décennie. Il y mettait en scène une histoire d’adultères comme s’il s’agissait d’un polar d’action HK. Imaginez du Guitry mis en scène par Florent Emilio Siri, et vous aurez un abrégé du singulier concept mis en œuvre. Avec Dream Home sa dernière création, la coqueluche du Far East Film Festival d’Udine décide cette fois de conjuguer le film de Catégorie III à la parabole sociale.
Auréolé d’une réputation sulfureuse de slasher ultra-violent, dont un évanouissement [1] et deux vomissures accentuèrent la promotion à l’issue de son avant-première mondiale, Dream Home est avant tout le fruit d’une rencontre improbable entre un cinéaste indépendant opérant dans l’univers mainstream et une riche héritière en quête de crédibilité artistique. Cette union contre nature, dont la rumeur fit état de dissensions agitées, est la première production de la société créée par Josie Ho [2], l’actrice principale. Star ultra médiatisée de l’ex-colonie et fille du magnat des casinos Stanley Ho Hung-sun [3], celle que l’on prend à tort pour la Paris Hilton locale tient davantage du mouton noir que d’une oisive fille à papa. Même si sa société bénéficie des largesses financières de l’empire paternel, Josie réclame son émancipation. De chanteuse, actrice à productrice, elle gravit peu à peu mais sûrement les marches du Showbiz, imposant sa singularité et son tempérament rebelle. En témoigne le choix de certains de ses rôles, en particulier ceux de son début de carrière, traduisant une prédilection pour les filles de joie, comme pour marquer sa défiance envers un milieu familial doré. L’on ne peut que recommander à tous les mâles hétéros la seule vision de Naked Ambition (2003) [4] qui ne vaut que pour la qualité de sa technique buccale.
Avec Dream Home, Josie Ho se glisse dans la peau de Cheng Lai-sheung, une télévendeuse commercialisant des produits d’investissements. La jeune femme ne semble guerre vivre avec son temps, obsédée par la constitution d’un capital nécessaire à l’acquisition d’un appartement dans la résidence haut de gamme Victoria One, dotée d’une imprenable vue sur la mer. Pour accéder à son rêve, Cheng cumule même un deuxième emploi comme vendeuse à mi-temps et ne s’offre guerre de répit que pour fréquenter son petit ami. Mais les prix de l’immobilier ne cessent de grimper dans l’ex-colonie, soumise au jeu de la spéculation perpétuelle. La jeune femme décide pourtant de s’accrocher à son rêve coûte que coûte.
Il faut bien avouer que Dream Home fait figure d’œuvre absolument unique dans le paysage sinistré du cinéma hongkongais actuel. On pourrait même la qualifier d’aberration, tant elle porte en son sein de multiples contradictions qui témoignent d’une schizophrénie créative aboutissant à accoucher d’un objet filmique d’une originalité détonante. Premier paradoxe, son budget plus que conséquent pour une œuvre inscrivant ses fondations dans le champ de la catégorie III. Ce genre spécifiquement hongkongais conjuguant dans une alchimie improbable de mauvais goût assumé violence hyperbolique, sexe et humour noir, fût responsable de quelques unes de nos plus mémorables éjaculations cinéphiliques (Ebola Syndrome, The Untold Story). Ayant peu à peu disparu des écrans depuis la rétrocession, seul persiste quelques tentatives récentes d’en raviver l’esprit, notamment par son plus digne représentant Herman Yau (Gong Tau). Aussi la présence au générique du génial Anthony Wong suffisait à nous laisser augurer du pire pour le meilleur.
Mais Edmond Pang ne s’inscrit nullement dans l’hommage “Bunmanesque” et encore moins dans le revival du vulgo-trash. A l’inverse de la démarche exploitative si caractéristique de la Catégorie III, il entreprend de déconstruire le genre grâce à l’intelligence de sa mise en scène et de sa construction. Le film surprend par son architecture duale, qui semble traversée d’une ubiquité narrative qui ne trouvera sa résolution qu’à la toute fin du métrage, dans une conclusion d’un cynisme absolu. D’un côte le cinéaste convoque la mémoire de son héroïne à travers une chronique sociale et familiale tragique, malheureusement non exempte de sentimentalisme ; alors que de l’autre, il poursuit, l’espace d’une nuit macabre, une succession méthodique de massacres en règle d’habitants innocents d’une résidence huppée, dans la pure tradition du slasher horrifique, tout cela avec une froideur et un sens de l’humour décalé dévastateur.
Mais là où Pang parvient à réinventer avec talent son cinéma et propulse Dream Home hors des frontières du genre qui le prédestinait à l’inertie, c’est dans sa forme narrative même qui, par le montage parallèle, injecte d’incessants flash-back mémoriels à rebours, dont la collision frontale avec les meurtres, filmés eux en temps réel, provoque la déstabilisation permanente du spectateur. Par ce parti pris audacieux, l’auteur s’inscrit d’une certaine façon dans une démarche expérimentale, volontairement anti-linéaire, puisqu’il va jusqu’à couper la continuité même de l’action. Ainsi l’on a tantôt l’impression troublante de suivre successivement deux films différents, tant le contraste est imposant, entre mémoire émotionnelle et temps présent meurtrier et calculateur. Ceci bien que le personnage de Cheng serve de pivot conducteur. Son jeu qui manque parfois de justesse, épouse néanmoins parfaitement le dualisme à l’œuvre. En outre, Pang substitue au mécanisme traditionnel du suspense, dont il ne s’embarrasse guerre ici, la juxtaposition d’émotions conflictuelles, amplifiant d’autant la confusion et l’instabilité permanente dans laquelle il nous plonge. Le cinéaste semble ainsi s’amuser de l’impuissance du spectateur. Il le tourmente à force de le soumettre à l’inconstance de ce va et vient contradictoire, à l’image du tableau sentimental de l’enfance de Cheng et sa collision avec la vision terrifiante du meurtre d’une femme enceinte.
Dream Home se révèle aussi une œuvre aux ambitions esthétiques excédant la circonscription d’un genre qu’elle se plait à détourner. C’est en effet dans la partie slasher, que Pang démontre le plus d’inventivité dans sa mise en scène. Il y a chez lui une indéniable jubilation à orchestrer ce jeu de massacre grotesque et baroque. Peut-être en réponse aux différends artistiques qui l‘ont opposé à Josie Ho, qui ne mesurait certainement pas les excès dont étaient capable l’auteur de la déconcertante conspiration féminine Exodus. Pang, en plasticien hors pair, expérimente sur les chairs d’innocents pantins, à la manière d’un laborantin s’adonnant à une vivisection animale. Les corps de ses victimes deviennent sous sa caméra l’expression d’un jeu sadique et macabre, au cours duquel il teste la résistance physique, jusqu’à l’élasticité même des chairs, au contact de matériaux les plus divers : marteau, couteau, collier de serrage, cuvette en émail, bois latté, arme à feu.... Tel un démiurge observant ses personnages souffrir et trépasser lentement, Pang règle sa mise en scène fluide au montage précis, mais jamais excessif. Le premier meurtre faisant office de prologue est un modèle, emblématique de ce processus itératif de réinvention meurtrière qui scande tout le long du métrage. Un gardien d’immeuble étouffé par un collier de serrage s’ouvre la gorge pour s’en libérer, mais finit par expirer en se vidant lentement de son sang. La caméra lévite, laisse le champ s’élargir sur le cadavre baignant dans une marre rougeâtre, dans un mouvement opératique (usant de rotations axiales) pour s’élever en plongée dans un lent balayage, créant un tableau d’une beauté funèbre, dont elle prolonge la contemplation hypnotique.
Les personnages meurent rarement d’un choc brutal. Mais à l’image du jeune fêtard dont les tripes se répandent au sol, ils mijotent à feu doux. A chaque fois c’est l’étonnement devant les motifs nouveaux proposés par ces plans larges, comme cette femme enceinte étouffée par la dépression du tuyau flottant d’un aspirateur qui dessine une arabesque au sol. On est ainsi loin de l’esthétique “craspec” des Catégorie III et leurs décors miteux aux éclairages crus. Dream Home, c’est un peu comme si Wong Kar-wai tournait un slasher. Le soin apporté aux décors, au réalisme des maquillages, à la richesse des tons chromatiques, ajoutés à une tonalité mat dont la photographie réussit parfaitement à restituer la beauté des chairs déchirées, font du film une réussite esthétique autant que narrative. Ce n’est pas un hasard si l’on y retrouve Yu Lik-wai (qui nous gratifie même d’un surprenant caméo), le chef opérateur de Jia Zhang-ke. Mais aussi Wong Chi-ming, collaborateur de Wong Kar-wai, qui s’est occupé de la lumière. Sans oublier le travail magistral de “l’obsédé du son” Tu Duu-Chih, compagnon de Hou Hsiao-hsien, et dont le sound design s’accorde parfaitement à l’intensité de la violence carnassière orchestrée par Pang.
Mais si la composante slasher fonctionne à elle seule comme une mécanique formelle flattant notre appétence cinématique pure, le film tire sa force de l’adjonction d’une sève sociale et critique qui s’infiltre dans le métrage à mesure que s’amplifie la dimension horrifique grotesque. Edmond Pang, depuis You Shoot, I Shoot (2001), à toujours réussi à contextualiser ses récits au cœur des problématiques socio-économiques de leurs temps. A travers Dream Home, il s’attaque au fléau de la spéculation immobilière. La résidence tant fantasmée par Cheng, se situe sur Victoria Peak, quartier de Hong Kong dont une partie est aussi l’une des plus huppées de la ville et où les mètres carrés de logement coûtent le plus cher au monde. Mais c’est surtout à travers les multiples flash-back que Pang pose un regard politique et social sur la société hongkongaise. Ce n’est peut-être pas un hasard si les souvenirs de Cheng débutent en 1991, montrant l’expulsion forcée dont elle et sa famille sont victimes. Située dans un HLM décati qui évoque immanquablement le quartier de Kowloon, la scène renvoie aussi à la destruction à venir de la Kowloon Walled City en 1994. C’est d’ailleurs en 1991 que les évictions de force y débutèrent. Des tracts dénoncent dans le film la collusion du gouvernement avec les triades locales dans ces opérations d’évacuation. A travers ces images et les dates clés sur lesquelles il convoque cette mémoire, l’auteur dresse une histoire sociale des mouvements spéculatifs immobiliers de la RAS. Plus tard, il emploiera des images d’archives de la télévision figurant des activistes en grève de la faim pour la préservation de l’embarcadère de ferry de Queen’s Pier [5].
Outre deux décennies de dérives immobilières qui rythment le destin individuel tragique d’une famille (celle de Cheng), Pang critique ouvertement le matérialisme de la société hongkongaise qu’il déplore. Une scène admirable, filmée en contre plongée, montre les visages en gros plans de Cheng et ses collègues, écrasant littéralement l’image, dont l’arrière plan est constitué d’immenses tours de verres, discutant techniques de vente et taux d’intérêts avec un enthousiasme exacerbé. On y lit en filigrane, par le seul point de vue de la caméra, cette motivation excessive de l’appât du gain qui mènera son héroïne à la folie meurtrière. Mais au-delà du caractère social dénonciateur distillé par le cinéaste, Dream Home est aussi et surtout un superbe plaidoyer pour l’identité hongkongaise, qui s’exprime dans la représentation même du paysage urbain de Hong Kong. Le superbe générique du film donne à voir ces immenses barres d’immeubles évocatrices des souricières de Kowloon, dont l’image seule évoque le gigantisme des photographies d’Andreas Gursky, et sa critique sous-jacente de notre société de consommation. Ces interminables murs de béton monochromes à la densité d’habitations démesurée, sont autant le symbole de la spéculation effrénée qui gangrène le Port aux Parfums, que la trace d’une mémoire collective que Pang fixe sur pellicule, et propre à susciter chez ses habitants une effusion de nostalgie. Des plans de vieux quartiers surgissent régulièrement dans les souvenirs de Cheng, comme cette image iconique d’un toit d’immeuble peuplé d’un enchevêtrement d’antennes hertziennes rouillées. Ces images sont pour Pang, autant que l’étaient celles du Hong Kong de Sparrow de Johnnie To, son œuvre la plus nostalgique, l’occasion d’alerter ses concitoyens sur la disparition d’une identité culturelle, et par extension d’un cinéma tout entier. Le gouvernement, en incitant de grands projets d’infrastructures voulant faire de Hong Kong une ville globale et favoriser son intégration à la Chine, menace chaque jour un peu plus une identité qui s’estompe et un cinéma qui se meurt. En devenant un véritable personnage secondaire du film, la ville filmée par Pang s’inscrit dans une forme de préservation identitaire, indissociable d’un certain cinéma qui fut un vecteur d’identité collective puissant pour l’ex-colonie ; autant que la réprobation d’une politique de développement dévastatrice.
Le personnage de Josie Ho s’inscrit aussi dans le prolongement de ces êtres chers au cinéaste, qui vont au bout de leurs désirs, fussent-ils des plus matérialistes, à l’image des jeunes de A.V. (2005) ou du touchant Isabella (2006). Ce qui n’empêche nullement l’actrice de s’emparer de son personnage avec conviction, imposant une rigueur et une détermination sans faille dans son entreprise d’extermination massive, contribuant ainsi un peu plus à dénaturer et brouiller une image que son cercle familial souhaiterait plus consensuelle. Elle ne déroge pourtant pas à sa pruderie, refusant de dévoiler ses attributs charnels pourtant si gracieux. En revanche l’on peut s’interroger sur la provenance d’une vision particulièrement négative des hommes - un mari dont la femme est enceinte conversant avec sa maîtresse sur le pas de sa porte, les jeunes fêtards profitant d’une fille à moitié droguée… - proposée par le film, en particulier le rapport très troublant de l’héroïne à son père. Car la scène la plus bouleversante du film ne réside aucunement dans l’un des spectaculaires crimes sanglants de l’anti-héroïne empruntant aux Toolbox Murders (1978) sa boite à outils ; mais bien dans la mort du père que sa propre fille euthanasie, filmé non sans une certaine dureté insistante.
Avec Dream Home, Edmond Pang, dont on connait depuis Trivial Matters (2008) la capacité à manier les textures humoristiques les plus déconcertantes, confirme qu’il est avec Johnnie To, le plus grand cinéaste de Hong Kong en activité, déterminé à préserver un cinéma et un genre si constitutif de l’identité hongkongaise. Slasher pervers et cynique d’une redoutable efficacité, Dream Home est autant un bijou visuel qu’une parabole sociopolitique sur les effets dévastateurs de la spéculation immobilière. Assurément l’un des plus remarquables films hongkongais de l’année, mais dont les excès devraient malencontreusement le condamner à n’être consommé qu’au travers de circuits festivaliers ou supports vidéo privés.
Dream Home a été présenté dans le cadre de la seizième édition de l’Étrange Festival (2010).
Site officiel du film : http://www.dreamhome.asia
[1] A noter que selon le blog italien I 400 Calci, il s’agirait plutôt d’un spectateur qui aurait souhaité quitter la salle en cours de projection, mais aurait trébuché dans le noir et se serait assommé en tombant. Nul doute que la production aura su tirer parti de la publicité tapageuse occasionnée par la première version.
[2] Il s’agit de 852 Films, société qu’elle a fondée en compagnie de son époux, le rappeur Conroy Chan Chi-chung et l’agent Andrew Ooi. Son nom provient du préfixe téléphonique de Hong Kong.
[3] Entrepreneur et industriel qui fit fortune pendant la guerre en faisant de la contrebande d’objets de luxe entre la Chine et Macao, où il eut pendant longtemps le monopole du secteur du jeu. Il est aussi le seul opérateur de casino à Pyongyang en Corée du Nord. A propos du contenu satirique du film, le South China Morning Post du 7 mai 2010 remarquait avec ironie, que Stanley Ho était également responsable à Hong Kong de programmes immobiliers de rénovation d’immeubles en résidences haut de gamme, via son conglomérat Shun Tak. Pour ceux qui souhaiteraient pousser la curiosité plus loin sur ce douteux personnage, la lecture de cet article éclairera également ses liens récents avec notre gouvernement, lire : http://slovar.blogspot.com/2009/04/ordre-du-merite-bussereau-decore-les.html.
[4] Précisons tout de même qu’elle obtint la seule récompense du film au 23ème Hong Kong Film Awards avec le meilleur second rôle féminin.
[5] Une campagne visant à préserver l’embarcadère du Star Ferry et sa fameuse tour de l’horloge de Central, ainsi que l’embarcadère adjacent dit Queen’s Pier, débuta suite à un projet datant de 1999, selon lequel le terrain sur lequel sont situés les deux bâtiments devait être poldérisé afin de permettre la construction d’une voie rapide. Initiée en août 2006 par un petit groupe d’artistes (820 Art Action), cette campagne a perduré jusqu’au 31 juillet de l’année suivante.











