Cai Shangjun
Sancho est particulièrement heureux de constater qu’un distributeur a enfin osé sortir People Mountain People Sea du réalisateur chinois Cai Shangjun. Ce film sur une vengeance implacable avait été l’un de nos coups de cœur du Festival des 3 Continents en 2011.
Sancho : Quelle est l’origine de cette histoire ?
Cai Shangjun : J’ai découvert le fait divers dont s’inspire le film en regardant les actualités sur Internet en 2008. Je n’ai pas immédiatement pensé à en faire un film car j’avais un autre sujet en tête. Pour toutes sortes de raisons, mais aussi parce que la période précédant les Jeux Olympiques de 2009 n’était pas favorable à la production cinématographique, ce projet n’a pas abouti. Puis j’ai rencontré un jour mon ami et scénariste Gu Zheng [1] dans un café près de chez moi. Nous nous sommes alors aperçus que nous nous souvenions très bien de ce fait divers, qui nous avait particulièrement frappés. Le fait que nous n’avions pas oublié cette histoire après un an et demi signifiait quelque chose. Notre réflexion est partie de là.
Le traitement du fait divers
La forme des textes à propos de ce fait divers était trop retravaillée. Nous nous sommes demandés quelle était la réalité profonde de ce fait divers et le sens qu’il pouvait avoir pour devenir un objet cinématographique. En juin 2009, je me suis rendu avec mon scénariste dans la région de Guizhou - où le film a ensuite été tourné - et nous nous sommes rapprochés de la famille du principal protagoniste de cette histoire. Nous avons mené une enquête approfondie sur le contexte : sa personne, sa psychologie, son environnement, ses origines familiales... Nous sommes restés une semaine en immersion à observer la vie quotidienne des protagonistes. Nous avons aussi été voir les endroits où se sont passées les différentes épisodes de son histoire, dont le lieu du crime.
La route
J’ai gardé de ce repérage un souvenir d’un moment très très précis. Nous avons fait le trajet de Guizhou jusqu’à l’endroit où s’est déroulé le crime, qui est une sorte de petit barrage en montagne. Je me souviens parfaitement de cette route parfois en lacets, de la rivière en contrebas, des collines, de la lumière de l’après-midi et j’ai surtout pris conscience que cette route était l’unique lien qui reliait ces gens au monde extérieur. Pour moi, il s’agissait d’un axe de communication, mais pour eux, si cette route disparaît, l’isolement est total. D’où l’idée d’assurer une présence très forte à la route, de se servir du transport en moto pour conserver un véritable lien avec la réalité locale. La présence des couteaux n’est pas un invention romanesque, elle correspond vraiment à la manière dont les habitant de ces montagnes ont l’habitude de manier des éléments un peu violents. Nous avons remarqué qu’ils portent facilement des couteaux sur eux et que parfois lorsque des motos se frottent d’un peu trop près, les conducteurs les sortent. Ces gens des montagnes sont un peu frustes et énergiques. A l’issue de cette longue immersion, Gu Zheng et moi avons jugé très important d’éliminer tout enjolivement, tout élément décoratif, tout élément psychologique... que nous avions pu lire dans les comptes-rendus de cette affaire.
La justice
Je me suis aussi souvenu d’une phrase prononcée par le personnage réel qui est devenue centrale dans le projet. Il avait dit : « Si la famille de l’assassin avait été riche, j’aurais été impuissant car le pauvre est faible devant le riche pour obtenir justice. Mais je me suis rendu compte qu’elle était aussi pauvre que la mienne. Quelle autre alternative me restait-il que d’accomplir ce que j’ai fait ? » Dans une société normale ce type de héros n’existerait pas. Il pourrait obtenir justice par des voies normales. Mais dans la société chinoise actuelle, ces outils n’existent pas ou de manière imparfaite. Elle est dépourvue des outils d’une société que l’on jugerait pacifiée.
Deux conclusions dérivent de cette réponse et de mes observations. Il est très difficile aux familles pauvres de ces régions de s’appuyer sur les moyens légaux pour obtenir justice dans un tel cas. La police ne dispose en effet pas des moyens de mobiliser des hommes et des moyens pour aller continuer des enquêtes dans d’autres provinces. Voilà pourquoi cet homme va se faire justice lui-même. Nous avons ainsi obtenu la ligne directrice du projet. Le dessin du personnage s’est aussi affiné quand nous avons constaté que le vrai protagoniste avait roulé sa bosse. Il échappait au cliché du paysan ne sortant jamais de son village ou arrivant en ville pour la première fois et ne comprenant rien à rien. Le personnage réel, comme celui du film, a travaillé comme ouvrier quelques années en ville et a vu l’extérieur de son petit monde d’origine. Il y retourne après une forme d’échec, sans illusion. Il cherche à vivre correctement dans le village qu’il avait quitté.
Les discussions les plus importantes avec mon scénariste concernaient le fait que nous appartenions aussi à cette génération qui avait vécu la profonde transformation du pays ces 20 dernières années et quelque chose en cela nous rapprochait du personnage. Nous nous intéressions à ce que des changements de cette nature et de cette violence pouvaient faire à un individu.
Pourquoi choisir ce fait divers plus qu’un autre, qu’avait-il de plus révélateur ?
Le caractère radical de la démarche de cet individu m’avait frappé. Il a consacré toute son énergie pour accomplir une tâche et cela n’est pas facile dans la société dans laquelle il vit. Ce vengeur, d’où vient-il, qui est-il, qu’est ce qui fait qu’il est comme cela, qu’est ce qui contribue à le placer dans une démarche aussi radicale ? Nous avons voulu en savoir plus sur le processus qui se traduit par l’émergence d’un héros de cette nature.
Vous parliez d’enlever toute fioriture. Nous nous sommes faits la remarque qu’il était agréable de voir un film réduit à l’essentiel, à la différence que ceux que l’on peut voir aujourd’hui. Même dans les rares moments du film où il est possible qu’il y ait un message positif, le seul dialogue reste la violence.
Dès mes études, au moment où j’écrivais des scénarios, j’ai toujours souhaité adopter une manière de voir distancée, relativement froide. J’ai aussi conservé cette position en tant que cinéaste. Le scénario comprenait plus de parties dialoguées, mais sur le plateau, l’équipe et moi les avons retirées petit à petit. Le travail avec le comédien (Chen Jianbin) a été déterminant. En le voyant s’emparer du personnage, nous nous sommes aussi rendus compte qu’une vérité du personnage apparaissait dans son caractère taciturne : un chien qui va mordre ne commence pas par aboyer. Nous avons encore limité la parole pour favoriser d’autres formes de représentation.
Dans ce genre de situation de vie aujourd’hui en Chine, le dialogue est-il aussi absent à ce point ?
De toute façon, le milieu paysan n’aime pas la parole, en particulier dans ces zones de montagne extrêmement rudes. Ces gens sont accueillants, mais n’expriment pas les choses. Cet aspect du film est très synchrone avec la réalité de ces régions.
La composition de vos cadres est si impressionnante que vos personnages n’ont pas besoin de parler.
Elle est le résultat d’un travail sur le plateau avec le directeur de la photo et le comédien pour que la situation soit lisible et intense. Il y a un travail de recherche du cadre pour que ce caractère taciturne soit très expressif et que le moindre geste et les effets de composition jouent à plein. J’ai toujours dialogué avec le chef opérateur et le comédien pour déterminer si un mouvement d’appareil ou du comédien était vraiment pertinent et utile par rapport au personnage et ce qu’il advenait dans la scène. Ce travail du cadre et du rythme le plus juste, et de la raréfaction ou non de la présence de la caméra, a été constant.
Marie-Pierre Duhamel-Muller : Parlez nous de cette très belle scène avec le devin ?
Le personnage du devin est interprété par un psychologue que j’ai découvert à la télévision. Il habite à Shanghai, mais est originaire de la région où se passe l’histoire. Je lui ai demandé de venir pour faire basculer la discipline du côté objectif et scientifique vers le surnaturel. Le devin est une facette de la perplexité que rencontre le personnage principal et qui fait appel à ce que vous appelez en Occident la superstition. Mais qui prend une vraie valeur dans une situation bloquée. Composer ces scènes avec le devin a été très intéressant et très drôle. Quand on est perplexe, on est comme un poulet qui est mort mais bouge encore. D’où le poulet. Celui-ci est la métaphore de l’état d’impuissance du héros.
En regardant votre film, surtout la partie qui se déroule en ville, je me suis rappelé un commentaire d’un réalisateur chinois qui expliquait que les gens de son pays étaient pragmatiques et résolvaient tout avec l’argent...
C’est, il est vrai, conforme à un phénomène social et anthropologique chinois qui est basé sur l’idée que quand on ne peut pas entrer par la porte, on passe par la fenêtre. En cas de difficultés, on cherche à utiliser l’argent et tout un réseau de relations et pour les résoudre (note de la traductrice : c’est un sport national). Dans les couches les plus basses de la société, l’argent sert à résoudre les problèmes. Même dans les villages, pour résoudre les problèmes de clocher, on ne peut faire autrement que de se servir de l’argent.
Dans le cadre de la globalisation commerciale du cinéma chinois, n’est-il pas plus difficile qu’avant de monter un tel projet qui est dénué de toute séduction du spectateur ?
Oui, faire exister sur le marché un tel film est extrêmement difficile. People Mountain, People Sea a bénéficié de l’argent d’un producteur très dévoué, qui me laisse faire ce que j’ai envie. La sortie en Chine sera diffusée. Les distributeurs français adorent le film, mais ne le prennent pas... [2]
Remerciements à Marie-Pierre Duhamel-Muller pour la qualité de sa traduction et pour sa question, ainsi qu’à l’équipe du festival. People Mountain, People Sea sort sur les écrans français le 19 juin.
Photographies de Cai Shangjun de Kizushii (les 3 premières) et Jean-Gabriel Aubert.
[1] Gu Zheng a aussi été le scénariste de Jia Zhang-ke pour Plaisirs inconnus par exemple.
[2] Enfin jusqu’à cette année.