Bong Joon-ho
En quatre long-métrages, Bong Joon-ho s’est imposé comme l’un des réalisateurs asiatiques les plus talentueux à émerger ces dernières années. Il ne se contente pas d’être un bon réalisateur ; il porte aussi un regard personnel sur la société coréenne sans pour autant ennuyer son public. J’étais d’autant plus content de le rencontrer pour Mother que j’avais manqué d’un cheveux l’opportunité de le faire lors de la sortie de The Host. L’erreur est désormais réparée et je vous laisse en sa compagnie.
Sancho : Pourquoi avoir décidé de faire un film plus intimiste après vos deux films précédents qui parlaient de la société coréenne ?
Bong Joon-ho : Après avoir fini The Host, je me suis aperçu qu’il s’agissait d’une grande vitrine de la satire. Je dénonçais le système, la société coréenne, les États-Unis... J’ai donc voulu faire un film plus intimiste afin d’en prendre le contre-pied. Mais je voulais surtout scruter en profondeur ce qu’est l’être humain : le désir, la relation très simple entre une mère et son fils. Je souhaitais aller vers l’essentiel, comme si je scrutais un petit trou très étroit et très profond.
Dans vos films, vous reprenez souvent le schéma de gens ordinaires qui sont mis dans des situations exceptionnelles, mettant ainsi en relief certains côtés sombres de la société coréenne.
C’est vrai, j’ai tendance à mettre des individus dans des situations extrêmes. Et c’est exactement ce que je veux. Mais mon but n’est pas de dénoncer ou de montrer le côté sombre de la société coréenne. Il s’agit plus de montrer l’instinct de l’être humain quand il est confronté à de telles situations. Jusqu’à présent je parlais de la société coréenne à travers mes personnages car ils étaient coréens. La situation sera différente dans mon prochain film et elle l’était déjà dans le segment de Tokyo que j’ai réalisé. J’y parle d’un ikikomori [1] ; il est donc forcément dans une situation extrême étant donné son statut, et n’est pas coréen. J’ai été amené à parler d’autres choses et surtout de la condition humaine. C’est vraiment cela qui me guide dans mes films.
Pouvez-vous nous parler de l’actrice qui joue le rôle de la mère, et qui était à la base de ce projet ?
Kim Hye-ja a 40 ans de carrière. C’est une icône qui interprète toujours les rôles de "mère nationale". Je ne sais pas si je suis pervers, mais à chacune de ses apparitions à la télévision, je décelais une folie cachée dans son jeu. Or, elle a toujours joué des rôles de mère très vertueuse et très généreuse. Dans le film, vous avez sans doute constaté qu’elle était au bord de la folie. Ce n’est pas son interprétation ; elle est réellement comme cela. C’est sa vraie folie, c’est son naturel. (rires) Bien sûr, c’est sûrement parce qu’elle est une très bonne actrice. C’est pour dire que si elle n’avait pas accepté le rôle, le film n’aurait pas vu le jour.
Qu’est ce qui a dicté vos choix esthétiques dans ce film qui est plus simple que les précédents ?
Je voulais faire un film qui soit assez simple et assez puissant, car je souhaitais me concentrer sur la relation mère-fils et surtout sur la mère. C’est pour cette raison qu’il y beaucoup de gros plans. Je l’ai aussi fait car j’avais confiance dans mon actrice. A l’inverse, il y a des plans très larges où l’on voit la mère qui ressemble à un petit grain de sable à l’écran. Ce n’est pas pour montrer la beauté des paysages, mais pour montrer à quel point elle pouvait se sentir seule, la lutte acharnée qu’elle menait, son désespoir... Je voulais vraiment le montrer en cinémascope.
Comment travaillez-vous sur vos plans, qui sont très soignés ? Faites-vous un travail important de storyboard ou travaillez-vous dans le feu de l’action ?
C’est très contradictoire. Comme j’écris le scénario du film et je dessine le storyboard du film, j’ai déjà une idée assez précise des plans que je veux tourner. Une fois sur le lieu de tournage, je respecte à peu près ce que j’avais prévu dans le storyboard sur le plan de la technique : la position de la caméra, la taille du cadre... Mais en ce qui concerne les acteurs, leur jeu, leurs sentiments et leurs dialogues, je prête beaucoup d’attention à ce qui peut être improvisé sur place.
Pouvez-vous nous parler du thème de la culpabilité autour duquel s’articule votre film ?
Ce sont les notions de culpabilité et de châtiment qui me sont importantes. Je me demande si le crime et le châtiment doivent aller de pair. Est-on toujours condamné pour un crime que l’on a commis dans notre vie quotidienne ? Je me suis fait la réflexion que beaucoup de crimes n’ont jamais été jugés et que beaucoup d’innocents ont été condamnés. Je voulais en parler de façon très ironique, mais aussi du destin qui fait que des personnes comme cela existent. Sur la culpabilité, la scène la plus forte est celle où la mère va rendre visite à JP le fou. Elle est très importante car elle lui demande s’il n’a pas de mère. Pour la première fois dans le film, la mère pleure à chaudes larmes. C’est une scène très triste, mais elle fait également peur. On sait qu’elle cachera la vérité car elle ne sacrifiera pas son fils pour JP. Je me demandais comment cette scène-là pouvait être acceptée car elle présente un dilemme moral. Les avis des spectateurs étaient partagés. Certains compatissaient à la douleur secrète de la mère tandis que d’autres la jugeaient impardonnable.
Avez-vous été influencé par le film The last witness réalisé en 1980 par Lee Doo-young ? Quelles sont vos influences en général ?
C’est un grand classique du cinéma coréen qui est en train de renaître grâce à l’édition DVD de la Korean Film Archive. Malheureusement je ne l’ai pas encore vu, mais cela ne saurait tarder car je l’ai acheté. Je l’ai souvent dit dans mes interviews, si j’ai une référence absolue, c’est le réalisateur coréen Kim Ki-young. Il a mis en scène La servante. Je ne sais pas si nous avons un style commun, mais je suis un très grand fan. Je vous le conseille vivement si vous ne le connaissez pas. J’aime son univers très spécial, très grotesque qui lui est propre. Son style donne l’impression qu’il dissèque, comme un docteur qui dissèquerait ses patients. Et en même temps, il s’attache beaucoup aux particularités des êtres humains. Je pourrais presque aller jusqu’à le comparer avec Luis Buñuel et Shohei Imamura.
Comment envisagez-vous l’adaptation de la bande dessinée Le Transperceneige que vous êtes en train de préparer ?
Je pense que le film sera très différent de la bande dessinée. Elle avait de très grandes idées que je respecte beaucoup, mais dans les détails et dans l’histoire il y aura pas mal de changements. Je suis en train d’écrire le scénario, mais malheureusement cela prend du temps car je suis quelqu’un d’assez lent. J’espère cependant terminer la préproduction du film l’année prochaine [2].
Remerciements à Yejin Kim pour sa traduction.
L_ ’interview organisée par Cinefriends a été réalisée en compagnie de trois bloggeurs, dont Showtime, Folks !. Les deux autres peuvent nous contacter pour être cités. Photos de Bong Joon-ho : Kizushii.
[1] Des adolescents ou de jeunes adultes qui vivent cloîtrés chez leurs parents, le plus souvent dans leur chambre pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, en refusant toute communication, même avec leur famille, et ne sortent que pour satisfaire aux impératifs des besoins corporels. (Wikipedia).
[2] En 2010, l’interview a été réalisée en décembre 2009.