5 secondes avant l’extase
Takita invente le roman porno de science-fiction.
Lorsque Yôjirô Takita obtint l’Oscar 2009 du meilleur film étranger pour Okuribito, nous avions cru bon de rappeler quelques vérités historiques à ceux pensant découvrir là un auteur du cinéma japonais contemporain. Dans un article au sous-titre volontairement provocateur (« La face cachée de Yôjirô Takita ») nous affirmions justement que sa valeur contributive ne résidait nullement dans le panoramique circulaire d’un violoncelliste en pleine nature, mais plutôt dans les gros plans d’une main espiègle se glissant sous les jupes des filles, dans le métro de Tokyo aux heures de pointe.
En effet, Yôjirô Takita, issu d’une génération apparue après la chute des grands studios et qui s’est judicieusement servi du cinéma rose comme d’un tremplin artistique, est un cas emblématique du cinéma Japonais. D’une part il est fort probable qu’il restera longtemps - si ce n’est éternellement - le seul réalisateur récompensé aux Oscars à avoir fait carrière dans le cinéma érotique (près d’une trentaine de films tout de même !) ; de l’autre, il figure parmi les rares cinéastes (citons entre autres Kazuo “Gaira” Komizu, Genji Nakamura ou Itsumichi Isomura) à avoir réussi une transition du pinku eiga vers le roman porno. Car s’il est vrai que la Nikkatsu s’est longtemps servie dans le réservoir des indépendants pour alimenter son écurie d’actrices, les passerelles demeuraient fermement cloisonnées aux réalisateurs. Mais ce transfuge temporaire s’est fait à un moment propice, le milieu des années 80, chant du cygne d’un genre alors en perdition et cherchant désespérément tout moyen pour renouveler sa matière rose à moindre frais. Le studio n’avait d’ailleurs à l’époque plus aucun réalisateur salarié, comme c’était généralement le cas dans les années 70. Ceux qui poursuivaient l’aventure le faisaient généralement en freelance, quand la Nikkatsu ne passait pas directement commande à des producteurs indépendants (quasiment un tiers des films distribués), dont les œuvres subissaient ensuite un repackaging maison pour être estampillées du label rose et insérées dans les triples programmes destinés aux salles du réseau.
C’est ainsi que la Nikkatsu a commencé à vampiriser la fameuse martingale popularisée par Yôjirô Takita pour le cinéma pink, des comédies burlesques mettant en scène des « chikan », ces fameux pervers - singularité toute nippone - à la main baladeuse arpentant les transports publics citadins en quête de proies faciles. Si la Shintoho et surtout la Shishi Pro d’Hiroshi Mukai ont produit l’essentiel des onze films de la série Chikan densha réalisés par le cinéaste, cette dernière se mit également à fournir la Nikkatsu en produits similaires, ne variant que le cadre, passant d’un autobus (Chikan basu, 1985) à la livraison de colis express (Chikan takuhaibin, 1986). Quand on connaît la différence de budget entre films pink et roman porno, quoiqu’elle se soit réduite avec le temps, l’on conçoit mieux que Takita, qui avait déjà franchi le pas de la production mainstream avec l’excellent No More Comics ! ( 1986 ) [1] passant au vitriol la société du spectacle des années 80 ; se soit laissé tenter par un retour en arrière avec ce 5 secondes avant l’extase, produit entièrement par la Nikkatsu.
Ici encore Takita, accompagné de son fidèle scénariste Isao Takagi, réutilise la recette qui avait fait le succès de sa série culte, notamment celle de son improbable Le train des pervers : le véritable acte sexuel secret (Chikan densha : gokuhi honban, 1984), un mélange unique d’érotisme, de film de ninja, de comédie et de science-fiction. Une forme d’hybridation qui lui a permis de renouveler régulièrement un canevas de base à la construction immuable. Le cinéaste, même s’il doit la paternité de ce sous-genre à son aîné Shinya Yamamoto, semble s’être vraisemblablement inspiré du style des parodies américaines érotiques alors en vogue à la Flesh Gordon (1974). À moins que ce ne soit des facéties cocasses du porno américain en plein âge d’or, dont le X brassant comédie et science-fiction Randy (1980) de Phillip Schuman - dans lequel une Desiree Cousteau au sommet de sa plastique mammaire secrétait un fluide stimulant l’appétit sexuel de son environnement - semble avoir servi de matrice aux propriétés masturbatoires de l’héroïne de 5 secondes avant l’extase.
Ainsi Takita substitue au couple de ninjas effectuant un saut temporel de l’ère Sengoku à notre époque dans Le train des pervers : le véritable acte sexuel secret, la pulpeuse Etsuko, interprétée par la gravure idol Kozue Tanaka, qui, à la faveur d’un vieux transistor captant les ondes extatiques de ses séances d’onanisme, se voit projetée quinze ans en avant, en pleine année 2001. La belle secrétaire commence alors à errer dans un Tokyo d’anticipation dans lequel le quartier chaud de Shinjuku à été rasé suite à un grand séisme et où Clint Eastwood est devenu président des États-Unis. On y retrouve même la moitié masculine du plus célèbre couple d’enquêteurs du métro Tokyoïte, formé par les acteurs Yukijirô Hotaru et Yûka Takemura, protagonistes de sa série Chikan densha. Mais si Yukijirô Hotaru dans le costume de l’inspecteur Kuroda semble reformer temporairement son duo pink avec la jeune ingénue, il avait auparavant la main plus leste et l’esprit grivois, et n’hésitait pas à lutiner honteusement ses proies féminines en plein jour. La Nikkatsu, moins subversive, semble l’avoir assagi. Rangé aux côtés d’une épouse acariâtre qu’il ose à peine contrarier, il s’autorisera tout de même une petite incartade qui s’avèrera néanmoins sans conséquence.
Ce qui caractérise avant tout le style des comédies érotiques de Takita, c’est leur attitude totalement décomplexée vis à vis de la sexualité et leur bonne humeur réjouissante, qui tranche avec le traitement dramatique et torturé ayant habituellement cours dans le genre. Sans oublier la dérive violente prise par le roman porno, contraint d’assouvir avec toujours plus de vigueur les désirs cinématographiques de son public. Avec Takita, c’est le caractère ludique, presque enfantin, du sexe qui, même s’il prône un usage immodéré des plaisirs solitaires, à l’image des nombreux gros plan de doigts caressant des inexpressibles à la blancheur immaculée dont on devine la fente en façade ; demeure éminemment divertissant. Tous ces personnages de grands enfants arborent une bonne humeur contagieuse et ne sont là que pour le plus grand divertissement du spectateur. Certes ,à côté de la plastique ciselée d’un Tanaka, le film de Takita paraîtra aussi fade qu’un régime sans sel. Et pourtant, cette légèreté candide avec laquelle il nous promène dans son univers foutraque, épicée d’une dose de romantisme, illustre à merveille le rapport au plaisir d’une époque - celle de la bulle - où les excès les plus dionysiaques étaient de mise, et se révélaient sans conséquences.
On passera donc aisément sur les anachronismes d’un inspecteur tapant ses rapports sur une vieille machine à écrire, ou sur les bricolages de décors fauchés recréant un laboratoire scientifique opérant une machine à voyager dans le temps qui ressemble à une cabine de bronzage. Sans oublier un rythme aux propriétés émollientes, même si le métrage conserve toutes ses facultés “humectantes”, dû en partie au format légèrement plus long - d’une quinzaine de minutes -, eu égard aux pinku de l’auteur, dont la durée resserrée permettait un enchaînement plus dynamique des gags entrecoupés de scènes érotiques.
Avec Takita, le graveleux et le vaudeville s’accordent avec bonheur, à l’instar du couple formé par le détective et sa femme, dont la rencontre à rebours romantique sert de happy end conclusif. L’on oubliera ainsi toute ambition cinématographique pour se laisser distraire, voire émoustiller, sans efforts. D’une réalisation propre, dont l’imaginaire tient davantage aux situations qu’aux intentions, 5 secondes avant l’extase se contente avant tout de flatter nos coupables plaisirs oculaires hédonistes. Entre glissement temporel et glissements progressifs du plaisir, Takita réussit la synthèse improbable entre Robert Zemeckis et Max Pecas. Que dire d’autre, si ce n’est que l’autostimulation trouve ici une fonction inédite qui ne demande qu’à être éprouvée.
5 secondes avant l’extase est prévu en sortie DVD avec sous-titres français le 5 Mai 2010 chez Wild Side, au sein d’une collection intitulée l’Âge d’Or du Roman Porno Japonais, et qui comportera 30 titres. A noter que l’ensemble des films de la collection a fait l’objet d’une restauration numérique.
Remerciements à Benjamin Gaessler, Cédric Landemaine et Wild Side.
[1] À noter que le film fût produit par la New Century Producers, une société de production de scenarii fondée en 1981 par six producteurs de la Nikkatsu, et qui co-produisit avec cette dernière son dernier roman porno, Itoshi-no Half Moon (1987).





