The Water Margin
Pas besoin de présenter Chang Cheh, et pourtant, ce n’était jusqu’à présent pas facile de voir ses oeuvres, ni sur le grand, ni sur le petit écran, et encore moins dans des copies de bonne qualité. La sortie début décembre des premiers DVD tirés du catalogue de la Shaw Brothers devrait pallier à ces problèmes. Ce lancement avait été savamment orchestré depuis de long mois par Celestial Pictures, désormais détentrice des droits, avec la projection du film tout juste restauré de King Hu, Come drink With Me, lors des principaux festivals de la planète : Cannes, New York, Tokyo...
Chang Cheh est crédité avec King Hu du renouveau du Wu Xia Pian, équivalent oriental de nos films de capes et d’épées, dans la seconde moitié des années 60. L’influence de l’opéra de Canton, où l’accent est surtout mis sur le chant et la danse, laisse la place à celle de l’opéra de Pékin, à partir duquel s’était établie la tradition des arts martiaux dans l’opéra. Il s’agissait également de répondre au succès des films de sabre japonais : Kurosawa est la référence. Cette période de tumulte, en Asie et dans le monde, sera l’occasion pour Chang Cheh de bousculer certaines traditions du cinéma chinois.
Le scénario de The Water Margin est tiré de plusieurs chapitres de l’un des grands classiques de la littérature chinoise, Au bord de l’eau, dont l’écriture est attribuée principalement à Shi Nai Han. Cette épopée raconte l’histoire de 108 bandits d’honneur, en lutte contre des despotes. Lors de ma première et seule tentative de le lire, j’avoue pour ma part avoir jeté l’éponge au bout de plusieurs centaines de page. Même si la minceur d’un roman n’est pas le signe de sa qualité, celui-ci en comporte largement plus de 1500, avis aux amateurs. Ce roman a également donné lieu à une série TV, qui - il y a fort longtemps - a eu le privilège d’être diffusée sur les chaînes de télévision en France. Une première qui ne s’est pas répétée depuis, malheureusement. Il ne s’agissait non pas d’une production chinoise, mais d’une production anglo-japonaise. Pour ceux assez vieux pour s’en souvenir, je signale que la série devrait être disponible en DVD en février en Angleterre.
Dans le passage traité par le film, maître Liu, qui a abrité à son corps défendant plusieurs bandits, est trahi par sa femme et son amant, puis jeté en prison. En raison du tort qu’ils lui ont fait subir, le groupe de hors-la-loi s’estime lui être redevable et apporte leur aide à son disciple, dans ses tentatives de libération. L’histoire consiste essentiellement en ces tentatives plus ou moins fructueuses d’évasion, occasions de démonstrations martiales et objets de rebondissements parfois téléphonés.
La griffe Chang Cheh marque le film, même s’il est co-réalisé avec Wu Ma. Le thème cher à Chang Cheh, et repris ultérieurement par John Woo (premier assistant sur ce film) y est célébré : celui de l’amitié virile. Une petite révolution dans le cinéma de Hong Kong d’alors, dont une des particularités locales était de faire la part belle aux vedettes féminines - une différence par rapport aux cinémas japonais et occidentaux. Une prédominance du male que Chang Cheh introduit sous le slogan de yangyang (masculinité). Ses personnages masculins sont de plus à contre-courant de ce qui se faisait jusqu’à cette époque. Ils baignaient jusqu’alors dans la morale confucianiste : respect des aînés, pondération, justice, moralité... Ceux de Cheh sont des individualistes romantiques, souvent masochistes et autodestructeurs.
Les seuls personnages féminins de ce film sont principalement des courtisanes. A une exception toutefois, puisqu’on retrouve une femme parmi les hors-la-loi. Cependant, à la différence des hommes engagés dans les duels finaux, elle aura besoin de ces derniers pour venir à bout de son adversaire...
La dimension homo-érotique est présente : de beaux jeunes hommes bien musclés - David Chiang et Ti Lung notamment - s’exhibent dans des affrontements martiaux. Mais les spectateurs ont également le droit à une scène d’oeillade entre hommes digne de Roméo et Juliette. Vers la fin du film, un maître vient voir maître Liu en prison et ce dernier lui répond : "Ah maître, maintenant que je vous ai vu je peux mourir tranquille", les deux hommes se regardant comme des amoureux éperdus. Rire garanti.
On trouve une violence "gore" (du moins pour l’époque), dans laquelle Cheh est également un précurseur dans le cinéma chinois, et qui prend dans ses films un caractère quasi-fétichiste. Pendant le film, j’ai un moment pensé à Mishima (cinéaste et acteur à ses heures, quelques années avant de se faire seppuku, il avait déjà répété son geste à l’écran dans son film Patriotisme) qui s’était fait photographier, en prenant pour modèle le martyr Saint Sébastien transpercé par des flèches. Ainsi, dans une des scènes finales du film, on voit un cavalier transpercé par une flèche qui reste néanmoins fichée dans son corps.
Comme partout sur la planète, la fin des années soixante est également une période troublée à Hong Kong. Il n’est donc pas étonnant que la violence crue des films de Chang Cheh, autre innovation pour le cinéma chinois, soit contemporaine de celle des films de Peckinpah, notamment. Il avoue d’ailleurs dans ses interviews avoir étudié ce dernier pour peaufiner son utilisation du ralenti.
Rien à dire sur les combats du films ; même s’ils n’atteignent pas en intensité ceux du meilleur film de Chang Cheh, La Rage du Tigre.
Le climax du film a lieu à la fin, mais est bizarrement dissocié en deux parties. L’une traite de la libération de maître Liu, par les bandits qui orchestrent sa libération avant son exécution. L’autre consiste en plusieurs duels entre certains de ces mêmes bandits (on peut noter la présence de Ti Lung, un des nombreux talents découverts par Cheh) et un autre maître accompagné de ses élèves, venus aider le gouverneur de la ville.
All Men are Brothers n’est pas le meilleur film de Chang Cheh, sa carrière ayant déjà entamé son déclin, mais plutôt une version sous stéroïde de La Tulipe Noire (n’oublions pas que Christian Jacques a également fait une incursion dans les films de karaté, Docteur Justice, adaptée d’une célèbre BD des années 70 voguant sur le succès de Bruce Lee...). C’est donc au final un film d’aventures populaire, au cours duquel on ne s’ennuie pas, même si l’ensemble a vieilli.
The Water Margin sera disponible en DVD HK chez Celestial Pictures dans le courant de l’année 2003. En attendant, il traîne une vieille copie en VCD, ainsi que plusieurs VHS qui ne sont plus éditées, le plus souvent sous le nom Seven Blows of the Dragon.