Nothing to Lose
Un jeune homme gravit les escaliers qui le mènent sur le toit d’un immeuble ; arrivé à destination, il vide ses poches de ses effets personnels et ôte sa chemise, puis tente de monter sur le parapet... Apparemment, Somchai (Pierre Png - The Eye, Chicken Rice War) a l’intention de se suicider ; il suffit néanmoins d’une perte d’équilibre quasi-fatale pour que le protagoniste change d’avis. Quelques mètres plus loin sur le même parapet, Gogo (Fresh) est quant à elle parfaitement stable sur ses talons aiguilles. Fraîchement reconverti, Somchai tente d’empêcher la demoiselle légèrement vêtue de sauter ; c’est au terme d’un défi que Somchai ne peut relever que Gogo remet son suicide à plus tard...
Le destin n’est pas la seule raison de cette rencontre - inhabituelle - entre Somchai et Gogo, puisque c’est apparemment à la même situation que les deux protagonistes tentent d’échapper : une dette d’argent aussi phénoménale qu’inextricable. Somchai, lui, a cumulé des dettes de jeu colossales en satisfaisant sa passion pour la "main heureuse" ; Gogo affirme pour sa part devoir plus d’un million de dollars, mais ne précise pas à qui ni pourquoi. Ensemble, les deux marginaux décident que, puisqu’ils n’ont pas peur de mourir, c’est qu’ils n’ont peur de rien. Commence alors un périple parsemé de vols et agressions, joyeusement gratuit et enivrant jusqu’à ce que le point de non-retour - le meurtre - soit franchi par Somchai...
Alors que Bangkok Dangerous, première réalisation des frères Danny et Oxide Pang, continue de partager les cinéphiles, ce n’est certainement pas Nothing to Lose qui risque d’apaiser le débat. En effet, le style tapageur développé par les frangins sur leur première collaboration (leur deuxième étant l’excellent - et plus sobre - The Eye avec Angelica Lee), est encore plus appuyé sur cette première prestation en solo de Danny, qui s’aventure de plus sur le terrain glissant de la violence (apparemment) gratuite...
La première remarque que l’on peut faire à la vision de Nothing to Lose - au risque d’être désagréable - c’est que l’absence d’Oxide derrière la caméra ne se fait aucunement sentir, tant la filiation avec Bangkok Dangerous est évidente d’un point de vue visuel et sonore. La différence toutefois - car il y en a bien une - se situe au niveau du ton du film : là où Bangkok Dangerous (BD) se contentait d’être superbement et ouvertement pessimiste, Nothing to Lose (NtL) joue d’une vision moins catégorique, qui navigue allègrement entre la provocation pure et dure, le second degré et la violence tragique. Un emballage et une approche aussi pertinents que subtils, qui constituent la véritable identité du film ; car il faut bien admettre que la démarche des Pang Brothers - à deux ou séparément - semble être celle, parfaitement revendiquée, du "repackaging" - le polar HK pour BD, l’horreur "je vois des esprits" pour The Eye, les virées cul-de-sac à la Bonnie & Clyde pour NtL. Ce n’est donc pas une originalité thématique, mais narrative et de mise en scène qu’il faut rechercher auprès des deux frangins. C’est d’ailleurs pour cette raison que leurs films divisent autant leurs spectateurs, entre les amateurs d’entertainment stylé et maîtrisé, et les détracteurs de remix cinématographiques jugés trop simplement "hype".
Ceux qui ont eu l’occasion de lire mon article sur BD le savent déjà : je n’ai pour ma part aucun mal à choisir mon camp. Si, en tant que "simple" monteur, Danny Pang connaît des hauts et des bas (il suffit de considérer l’ensemble de son travail au service d’Andrew Lau, de Bullets of Love à Infernal Affairs en passant par Storm Riders, pour s’en rendre compte), l’homme ne connaît que des hauts lorsqu’il multiplie les casquettes, et possède donc la latitude nécessaire à la mise en place de son rythme narratif.
Dés le générique de NtL, transparaît la capacité de Danny Pang à donner un sens à ses images sans user de dialogues : l’ascension de Somchai, bien que retranscrite très partiellement, semble pénible, emprunte de doute et d’incompréhension. Un sentiment qui sera confirmé par les explications du protagoniste plus en avant dans l’histoire, quant au côté surnaturel de sa présence sur le toit de l’immeuble où il rencontre Gogo.
Cet exemple est caractéristique de la mise en scène de Nothing to Lose : c’est la réalisation d’une séquence qui détermine son ton et son importance, plus que son contenu. Ainsi, c’est souvent par le jeu de juxtapositions et de changements de tons que l’histoire se construit, et que les différentes séquences trouvent leur sens véritable les unes par rapport aux autres, sans que les nombreuses transitions qui les relient ne viennent freiner la narration. C’est même tout le contraire, puisque ce sont ces transitions (qui permettent à Danny Pang de donner corps à ses deux héros) qui en sont le véritable moteur.
Une exception à cette approche est toutefois illustrée par le personnage du "super flic" autoproclamé ; pour les scènes où il apparaît, le réalisateur use d’une mise en scène parfaitement neutre, pour s’appuyer en revanche sur ses répliques hors sujet, et rendre évidente son inadaptation avec l’univers dépeint par le film. C’est d’ailleurs le seul moment où les dialogues sont indispensables ; un autre point commun avec BD étant que NtL jouit d’une mise en scène suffisament forte pour dépasser une quelconque barrière linguistique.
Bien sûr, il est impossible de parler de Nothing to Lose sans mentionner son irrésistible héroïne, incarnée par la dénommée Fresh - et pour cause : son personnage, souvent très généreusement cadré en raison de ses shorts "ras la moule" interchangeables, est un authentique caméléon qui résume parfaitement, à lui seul, la richesse stylistique du film. Richesse qui permet d’ailleurs au réalisateur de faire passer intelligemment la violence de certaines séquences qui, de gratuites, deviennent rétroactivement tout à fait cohérentes au fil de la narration.
Nothing to Lose n’est donc aucunement une révolution cinématographique, si l’on s’en tient à son contenu ; je pourrais d’ailleurs moi-même lui reprocher sa fin trop convenue si elle n’était pas si joliment mise en scène. Et c’est bien ce qui résume à mes yeux l’intérêt du premier travail de Danny Pang tout seul : à contenu identique, je choisirais toujours le produit à la présentation et à l’emballage le plus soigné. Et bien que Nothing to Lose soit le clone d’un nombre incalculable de film, c’est sans hésitation l’un des plus beaux et des plus agréables qu’il m’ait été donné de voir - en ce qui concerne les déclinaisons modernes de Bonnie & Clyde. De plus, tout ce travail formel finira bien par être mis un jour au service d’une histoire 100% originale, que ce soit par Danny Pang, son frère Oxide - ou les deux en même temps !
Nothing to Lose est disponible en DVD thaïlandais ; malheureusement non sous-titré en dépit des indications de la jaquette...