Double Vision
Au milieu d’une sélection comme à l’habitude relativement "élitiste", le film taiwanais Double Vision présenté en sélection officielle dans la catégorie Un Certain Regard à Cannes le mois dernier, faisait a priori figure d’outsider. il faut dire aussi que son sujet semblait plutôt le destiner au Festival de Gerardmer ; jugez par vous-même...
Sous la chaleur de Taipei, une étrange série de meurtres mobilise la police Taiwanaise. Le premier corps retrouvé est celui du Directeur d’une multinationale : alors que son corps repose tranquillement sur un fauteuil dans son bureau non climatisé, il présente tous les symptomes d’un décès par noyade : sinus gelés, poumons remplis d’eau... Dans un appartement, une jeune femme qui sort de sa douche se retrouve entourée de flammes ; elle appelle les pompiers mais succombe à ses blessures avant leur arrivée. Et pourtant, il ne demeure aucune trace de l’incendie dont elle semble avoir été victime... Un cardinal se réveille un court instant dans son lit, pour constater qu’il s’est fait déposséder de ses organes vitaux ; lui aussi décède immédiatement... Le point commun entre ces trois victimes ? Une espèce de champignon hallucinogène retrouvé dans leurs sinus...
Huang Huo-Tu (Tony Leung Ka-Fai), retiré des Affaires Criminelles depuis qu’il a balancé l’un de ses collègues (accessoirement cousin de sa femme) pour cause de corruption, n’avait a priori rien à faire sur cette enquête qui distille la peur dans les rangs d’une Police très largement superstitieuse. Mis au placard aux Affaires Etrangères, il a bien du mal à gérer sa situation de reclus et s’est éloigné de sa femme et de sa fille, blessée par ledit cousin au cours d’une tentative de vengeance, et muette depuis l’incident. C’est pourtant à lui, à cause de son niveau en anglais, que revient la gestion de la prise en main de l’affaire par un spécialiste américain des serial-killers envoyé par le FBI...
L’agent Kevin Richter (David Morse, yes !) est un peu LA flèche américaine en matière de tueurs en série. Nonchalant et insolent (un homme qui fume pendant une présentation aux USA, vous imaginez un peu !), il consacre pourtant sa vie à son travail, avec une implication démesurée. Son arrivée à Taipei est vue d’un mauvais oeil par les flics locaux qui ne comprennent pas sa démarche. C’est pourtant lui qui, en rééxaminant les scènes des différents crimes, explicite le système de propagation du champignon inconnu : une bille "infectée" est envoyée dans le système de conditionnement d’air de la cible retenue. Mais c’est la "série" que Richter veut comprendre avant tout, afin d’éviter des cadavres supplémentaires. Commence alors pour les deux hommes une enquête difficile, qui mèlera science et superstitions...
Etonnant de voir un tel film sortir des étalages de la Columbia... Vraiment ? Pas tant que ça, en fait, quand on apprend que Kuo-Fu Chen - réalisateur de School Girl (1989), Treasure Island (1993), The Peony Pavilion (1995) et The Personals (1998) - occupe le double poste de Producteur Exécutif / Directeur de Bureau de la branche taiwanaise de la société de production. Une position qui l’aura sûrement aidé à mener ce projet difficilement commercial à bout.
Rush Hour en négatif teinté d’ultra-violence, Double Vision est un "buddy movie" original et dérangeant, à la fois fantastique et réaliste, et surtout parfaitement réalisé. En ancrant son films au croisement des théories de profilage et des superstitions asiatiques, Kuo-Fu Chen livre lui-même une "double vision" véritablement passionnante. En effet, l’art du profilage repose avant tout sur une interprétation d’un certain nombre de données, pour la plupart de nature "visuelle". Mais comment interpréter justement quelque chose dont la réalité est sans cesse remise en question ? Comme les victimes, les flics taiwanais feront les frais de ces "erreurs de jugement" particulièrement spectaculaires. Au cours d’une séquence de massacre déterminante pour la progression de l’enquête, le spectateur lui-même est confronté à la nature inssaisissable des actes qui se déroulent sous ses yeux. La violence mise en scène est-elle réelle, ou seulement une extrapolation de notre imaginaire ?
A l’aide de ces trois niveaux de vision (profilage, visions des victimes, point de vue du spectateur "manipulé"), Kuo-Fu Chen parvient à livrer un film troublant qui garde juste ce qu’il faut de secrets pour être parfaitement crédible et effrayant. Rajoutez à celà des visuels souvent magnifiques, une réalisation sans faute et la superbe confrontation David Morse / Tony Leung Ka-Fai (si la prestation de Morse est tout à fait dans son registre, Ka-Fai est réellement transcendé), et Double Vision achève de devenir un film policier/fantastique de très grande qualité, foncièrement dépaysant. Une réflexion sur l’image "rétinienne" qui convient finalement plutôt bien à une sélection intitulée "Un Certain Regard"...
Qui sait, Double Vision bénéficiera peut-être un jour d’une sortie en salles chez nous ?


