Address Unknown
Il y a de cela près de deux ans, suite à la projection des deux épisodes de la série Ring signés Hideo Nakata (Chaos, Sleeping Bride), l’équipe de l’Etrange Festival nous offre - au cours de la nuit Canal + - la vision d’un film magnifique et dérangeant, différent de tout ce qu’il nous a été donné de voir dans notre vie de spectateur (courte, je sais, mais quand même) : The Isle de Kim Gi-Deok (Kim Ki-Duk dans sa retranscription occidentale). Poétique, effrayant, sensuel, horrible, pervers... The Isle est une histoire d’amour iconoclaste sur fond de sadomasochisme à l’hameçon, une claque subtile, un coup de massue étrangement doux, une caresse d’une violence époustouflante. Le samedi 9 mars 2002, à 22h45, 4 des membres de l’équipe de SdA ont la chance de s’installer dans la salle du Casino de Deauville pour assister à la diffusion tardive de Address Unknown, l’une des dernières réalisations du dénommé Kim...
"Perversion : déviation pathologique des tendances normales".
(Grand Larousse Universel)
Quelque part en Corée, début des années soixante-dix.
Chang-Guk (Yang Dong-Kun) est le fils d’une ex-prostituée coréenne et d’un GI afro-américain rentré aux Etats-Unis après la guerre. Dans cette contrée désolée du paysage rural coréen, son métissage fait de lui un exclus parmi les exclus. Alors qu’il tente d’oublier celui qui est supposé être son père, sa mère ne cesse de tenter de le retrouver, envoyant lettre sur lettre aux USA, chacune aboutissant au même constat : adresse inconnue. Désireux de ne plus vivre dans l’ombre d’un héritage paternel déjà suffisamment nocif à sa tranquillité au quotidien, Chang-Guk bat violemment sa mère chaque fois qu’elle lui en donne le prétexte. Seule personne à laquelle il ne sait s’opposer, son employeur "Œil de chien" - qui est aussi l’un des "petits-amis" de sa mère ; un boucher de chiens irascible et affreusement violent qui ne tolère pas le comportement de Chang-Guk, et ne supporte pas plus sa colère sans cesse refoulée.
Eun-Ok (Ban Min-Jeong) a perdu l’usage de l’œil droit, atteint de cataracte suite à un jeu de Guillaume Tell avec son grand frère bon à rien. Elle aussi exclue à cause de sa "différence", elle est l’objet des railleries des enfants du village et s’isole de tout contact avec ses congénères, préférant le confort de son jeune chiot, outil de plaisir qu’elle bloque entre ses cuisses une fois la nuit venue. Un jeune GI paumé, qui ne comprend pas bien la raison de sa présence dans ce pays, lui propose un marché salvateur et dégradant : Eun-Ok doit devenir sa petite amie en échange d’une opération lui rendant son visage d’antan.
Ji-Hum est le fils d’un vétéran de la Guerre de Corée qui y a perdu l’usage normal d’une jambe. Celui-ci aurait abattu trois communistes mais n’a jamais reçu la médaille qu’il mérite. Ji-Hum est un jeune homme timide qui se fait racketter et tabasser par les voyous du village, et est l’un des seuls véritables amis de Eun-Ok, avec qui il entretient une relation charnelle ambiguë. Rien de surprenant par conséquent à ce que Ji-Hum voit d’un mauvais œil l’opération condamnatoire de Eun-Ok... Tous trois exclus à leur façon, eux-mêmes enfants d’exclus volontaires (le père de Eun-Ok aurait déserté au nord après la guerre) ou involontaires (le père évincé de la liste des médaillés), Chang-Guk, Eun-Ok et Ji-Hum tentent tant bien que mal de trouver leur place au sein de ce bout de paysage indéterminé...
Pourquoi avoir inclus dans cet article une définition de la perversion ? Parce que le nouveau film de Kim Gi-Deok l’illustre plus parfaitement encore que son prédécesseur cité en introduction. Et c’est cette déviation - et cette déviation seule - qui permet à Kim de nous offrir sa Charogne à lui, monument de poésie improbable et malsaine.
Plus éprouvant - plus beau aussi, plus parfait encore - que The Isle, qui fonctionnait sur une évolution paroxysmique, Address Unknown provoque un malaise inévitable et constant, à travers une déviation en sous-couche d’une normalité elle-même corrompue, et ce dés le départ.
En effet, à travers ces tranches de vies glauques, Kim Gi-Deok s’attarde sur le problème d’identité de ces coréens d’après-guerre, exclus de leur propre culture par des années d’occupation et une division forcée. D’une certaine façon, il n’y a donc pas que le père de Ji-Hum qui paye sa participation à la guerre de Corée : la famille de Eun-Ok en fait les frais à cause de la trahison de son père, Chang-Guk à cause de la couleur de sa peau ; le jeune GI à cause de l’engagement militaire de son pays. Quant à Ji-Hum, qui essaye tant bien que mal de se protéger de l’invasion culturelle américaine, c’est cette volonté même qui fait de lui la victime des deux voyous qui le harcèlent, coréens hybrides et enfants emblématiques de la guerre de 50-53.
La beauté perverse de Address Unknown ne réside cependant pas dans ce sous-texte social, qui aurait aussi bien pu être traité sans lentille déformante. Seulement, l’univers de Kim Gi-Deok ne peut réellement s’apprécier qu’à plat, sans véritable mise en perspective : d’un seul œil. C’est d’ailleurs ce qui réunit les trois "héros" de Address Unknown au point central du film. Cette absence de dimension ne doit pas pour autant s’interpréter comme un manque de substance et de recul par rapport au sujet ; c’est juste que cet univers est uni-dimensionnel dans sa cohérence. Il ne sert à rien de tenter d’en percevoir les aspects cachés car tout est là devant nos yeux, au premier plan. Il n’y a pas d’arrière plan dissimulé, pas d’angle mort impénétrable. Tout est au même niveau, ni noir ni blanc ni même gris, mais laid et beau à la fois, et quoiqu’il arrive sans alternative.
Un tableau de maître accompagné par une bande-son angoissante, qui traduit l’abois de tous les personnages qui évoluent en son cadre par l’aboiement omniprésent - justement - de divers chiens en fond sonore.
Elles-mêmes enfermées dans un contexte socio-politique impossible à identifier complètement, les vies des protagonistes de Address Unknown nous sont nourries avec la même satisfaction coupable - on peut le supposer - que cette viande de chien que "Œil de Chien" vend à contrecœur : tabou et pourtant parfaitement enchanteresse.
Une perle, c’est certain, mais une perle noire, qui présente en son coeur les traces d’une pourriture amère et inexorable, à laquelle on ne peut échapper si on désire goûter l’ensemble. Ca calme.
Address Unknown est disponible en DVD coréen (double édition collector)... sous-titré en français !!!
Une petite sortie sur nos écrans un jour ? Ce serait vraiment chouette... (Addendum du 01.02.05 : Address Unknown sort sur les écrans français le 9 février 2005.)